« Le Seigneur m’a dit : ‘Tu es mon serviteur, Israël, en toi je manifesterai ma splendeur’. Maintenant le Seigneur parle, lui qui m’a façonné dès le sein de ma mère pour que je sois son serviteur, que je lui ramène Jacob, que je lui rassemble Israël. Oui, j’ai de la valeur aux yeux du Seigneur, c’est mon Dieu qui est ma force. Et il dit : ‘C’est trop peu que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de Jacob, ramener les rescapés d’Israël : je fais de toi la lumière des nations, pour que mon salut parvienne jusqu’aux extrémités de la terre’. – Parole du Seigneur » (Is 49, 3.5-6)
Isaïe a accompagné les exilés. Pour avoir été exilés, les compatriotes qui sont restés au pays les considèrent facilement comme « punis par Dieu ». Mais les gens restés au pays en étaient encore à une monolâtrie plutôt qu’à un monothéisme véritable. On se gardait d’adorer les idoles ou d’invoquer les Baals des peuples avoisinants, mais on ne niait pas leur existence.
Les exilés ont au contraire fait un cheminement spirituel étonnant, profond, décisif. Confrontés au monothéisme philosophique de Cyrus, ils lui ont tenu tête, ils ont affirmé que l’unique dieu, créateur de l’univers, c’était le Dieu de l’Alliance, quant au reste, ce sont des idoles qui n’existent pas.
En outre, ils ont fait l’expérience de la présence de Dieu qui les accompagne. Ils ont fait l’expérience d’un au-delà du donnant-donnant : Dieu les a puni doublement et il les fait rentrer au pays en les comblant de joie sans calculer (voir aussi les révélations à Ézéchiel, Job etc.).
Ils ont surtout grandi dans la révélation que Dieu est amour, on ne l’enferme pas dans une logique de donnant-donnant. L’amour dépasse toutes les proportions et toutes les logiques.
De plus, pour Cyrus, Mazdâ (ou « Ahura Mazdâ ») est l’origine de tout, c’est aussi le plus petit dénominateur commun qui permet aux moralistes de s’entendre, aux scientifiques de s’harmoniser, etc... Son universalité est surtout de type philosophique. Aux yeux de Cyrus, tout le monde doit entrer dans cette religion universelle qui est la plus haute qui soit. Les autres sont des retardataires, une fois initiés, ils seront intégrés.
Or, les Juifs en exil à Babylone ne veulent pas se fondre dans le moule de la pensée dominante. Pas plus qu’ils n’ont adoré la lune ou le soleil, ils ne veulent pas s’assimiler à la religion de Cyrus, ils ne veulent pas que le Seigneur, Adonaï devient Mazdâ-Adonaï (Yahvé).
Ce n’est pas parce que les Juifs se penseraient plus forts et supérieurs qu’ils refusent de se fondre dans le système commun, mais c’est parce qu’Israël a vécu quelque chose d’unique, qui n’a rien de commun : un compagnonnage avec le Seigneur, une Alliance libératrice.
Isaïe comprend que ce ne sont pas les Juifs qui vont se rallier à Mazdâ, ce sont les païens qui vont s’ouvrir au Seigneur, parce que c’est le Dieu de l’alliance, maître de l’histoire, qui existe et non pas Mazdâ.
Les Juifs ne peuvent pas prétendre rassembler les politiques, les scientifiques, les artistes, les moralistes : leur pays est ruiné ! Et leurs théologiens ont pris des chemins différents ! Ils ont en quelque sorte une mémoire cassée (par l’apparent échec de l’exil), et pourtant, ils croient que Dieu est le souverain maître de l’histoire. Tout cela, les Juifs ne peuvent pas l’expliquer, ils peuvent seulement le raconter, le proclamer…
Le Seigneur est une Présence qui est comme un étendard exposé à la face des nations.
La blessure d’Israël exilé est, elle aussi, exposée à la face des nations, avec sa foi, avec son Amour.
Pour la religion biblique, l’univers a droit de réponse, il peut résister, le péché peut exister, le refus est digne de Dieu, Dieu n’est pas abstrait, et son Alliance n’en serait pas une s’il n’y avait pas place pour le refus : nous sommes des fils, libres.
Et l’amour transfigure [1]. L’amour donne à notre vie et à notre mission une ampleur qui nous échappe : « C’est trop peu que tu sois pour moi un serviteur pour relever les tribus de Jacob et ramener les survivants d’Israël. Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre » (Is 49, 6).
Reprenons le passage complet dans nos bibles.
« 1Iles, écoutez-moi, soyez attentifs, peuples lointains! Le Seigneur m'a appelé dès le sein maternel, dès les entrailles de ma mère il a prononcé mon nom. 2 Il a fait de ma bouche une épée tranchante, il m'a abrité à l'ombre de sa main; il a fait de moi une flèche acérée, il m'a caché dans son carquois. 3 Il m'a dit: "Tu es mon serviteur, Israël, toi en qui je me glorifierai." 4 Et moi, j'ai dit : "C'est en vain que j'ai peiné, pour rien, pour du vent j'ai usé mes forces." Et pourtant mon droit était avec le Seigneur et mon salaire avec mon Dieu. 5 Et maintenant le Seigneur a parlé, lui qui m'a modelé dès le sein de ma mère pour être son serviteur, pour ramener vers lui Jacob, et qu'Israël lui soit réuni ; -- je serai glorifié aux yeux du Seigneur, et mon Dieu a été ma force » (Isaïe (BJ) 49, 1-5)
En Is 49,5, la vocation du serviteur est de ramener vers Dieu Jacob et qu’Israël lui soit réuni. ». Il faut donc voir dans l’expression « Tu es mon serviteur, Israël » du verset 3, non pas une allusion au peuple mais un titre éminent donné au chef chargé de la restauration de cette communauté qui incorpore en lui l’Israël idéal.
Continuons les versets 6 et 7 :
« 6 Il a dit : C'est trop peu que tu sois pour moi un serviteur pour relever les tribus de Jacob et ramener les survivants d'Israël. Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre. 7 Ainsi parle le Seigneur, le rédempteur, le Saint d'Israël, à celui dont l'âme est méprisée, honnie de la nation, à l'esclave des tyrans: des rois verront et se lèveront, des princes verront et se prosterneront, à cause de Yahvé qui est fidèle, du Saint d'Israël qui t'a élu » (Isaïe 49, 6-7)
Le Serviteur a pour mission de restaurer les tribus de Jacob et de ramener les préservés d’Israël. Et la réussite de cette double tâche va révéler la gloire de Dieu à toutes les nations.
Cette tâche est laborieuse, le serviteur a craint de s’être fatigué en vain, il a dû renouveler sa confiance en Dieu (49, 4), l’énoncé d’un nouvel oracle qui confirme et étend sa vocation (49, 5-6). Le petit oracle 49, 7 décrit l’épreuve du serviteur, « abominable à la nation, esclave des despotes » : on peut songer à la honte collective des exilés, on peut songer aussi à une épreuve personnelle du chef des rapatriés, quand des fonctionnaires officiels furent soudoyés pour faire échec aux projets de chefs juifs à l’instigation des despotes locaux (cf. Esd 4, 4-5) [2].
[2] Pierre GRELOT, Les poèmes du serviteur, de la lecture critique à l’herméneutique, Ed. du Cerf, 29 bd Latour-Maubourg, Paris, 1981., p. 44