Il y a deux versions des Béatitudes, celle de Matthieu, avec huit béatitudes (Mt 5, 1-12), et celle de Luc, avec quatre béatitudes et quatre malédictions (Lc 6, 20-26) ou plutôt quatre invectives car il ne s’agit pas de condamner mais de mettre en garde afin de sauver.
Commençons par Matthieu. Les quatre premières béatitudes sont une attitude du cœur profond, les quatre suivantes sont engagées dans l’action concrète ; les premières préparent les dernières. De plus, comme le dit Benoît XVI, « les Béatitudes révèlent le Christ lui-même, elles nous appellent à entrer dans la communion avec le Christ »[1].
Heureux les pauvres en esprit ! C’est l’homme qui reçoit tout… avec une humilité qui ne compte pas uniquement sur soi-même, mais développe une ouverture du cœur qui a ouvert toute grande les portes au Christ. La récompense est immédiate : le royaume des cieux est à eux ! Jésus, qui est « le pauvre qui n’a pas où reposer sa tête » (Mt 8, 20), nous devance…
Heureux les doux ! La douceur augmente la capacité d’accueil du prochain, c’est pourquoi les doux possèderont la terre (Mt 5, 4). Et nous contemplons Jésus « devenez mes disciples car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29)… La Béatitude des doux reprend le psaume 37 [36],11. Elle fait écho à la prophétie de Zacharie annonçant un roi humble, monté sur un âne, et qui fera disparaître le char de guerre (Za 9, 9-10). Jésus a accompli cette prophétie. Et ceci nous conduit à la septième béatitude, active, celle des artisans de paix. Jésus nous incorpore dans sa mission, car il est l’Artisan de paix qui donne la paix à la terre par la réconciliation avec Dieu, une paix universelle.
Heureux les affligés, ils seront consolés. L’affliction, la compassion du cœur prépare les béatitudes actives, à la manière de Jésus qui avait compassion des foules avant de se faire leur bon berger…
La béatitude de ceux qui pleurent s’interprète avec le livre d’Ezéchiel qui nous parle d’un châtiment de Jérusalem avant lequel un homme vêtu de lin doit marquer d’un tau (une sorte de croix) le front des hommes « qui gémissent et qui pleurent sur toutes les abominations qui se pratiquent au milieu d’elle » (Ez 9, 4) afin qu’ils soient épargnés du châtiment. Il s’agit de ceux qui ne se rendent pas complice de l’injustice mais qui, au contraire, en souffrent. Leur tristesse assigne une limite au pouvoir du mal, et s’oppose à l’engourdissement des consciences. A ceux-là, le Christ promet la consolation.
Ceux qui pleurent deviennent, en travaillant pour la vérité, « les persécutés (8° béatitudes, actives). A ceux qui pleurent, Jésus promet la consolation ; à ceux qui sont persécutés, le royaume de Dieu : il s’agit d’être « sous la protection du pouvoir de Dieu et dans la sécurité de son amour, telle est la véritable consolation »[2].
La quatrième béatitude, « heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés » (Mt 5, 6), est la béatitude des hommes de désir. Dans l’Ancien Testament, Daniel était un homme de désir (Dn 10, 11) ; de même Marie et Joseph, les apôtres, etc. Cette soif de la justice est aussi une soif de la vérité. Est-il équivalent de pratiquer la vengeance, les ablutions rituelles, les idées dominantes d’une société ? La quatrième béatitude invite à quitter ses habitudes pour rechercher ce qui est véritablement juste. Elle conduit à la persécution « pour la justice » (7° béatitudes, active). Avant nous, Jésus est le persécuté, celui qui souffre par amour pour Dieu, avec la secrète joie d’être toujours uni à Dieu son Père.
La parole « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde » (Mt 5, 7). La miséricorde, en hébreu « Hessed », n’est pas un sentiment mais elle implique des actes, les œuvres de miséricorde que nous pouvons lire en Mt 25, 35-38. Elles sont corporelles et spirituelles : nourrir de pain, et nourrir de la vérité en instruisant ; donner à boire, et conduire aux sources de la grâce ; revêtir d’un vêtement, et couvrir une faute ; visiter le malade, et accompagner dans la solitude ; aller voir le prisonnier, et conseiller les hésitants. Ajoutons Mt 26, 10 : ensevelir les morts, et, au sens figuré, avertir les pécheurs, pour qu’ils ressuscitent (Lv 19, 17-19). La miséricorde se déploie chaque fois qu’un pécheur est pardonné et qu’un disciple pardonne à quelqu’un. Elle se déploie aussi dans la parabole du Bon Samaritain qui a pitié et prend soin de l’homme blessé sur le bord de la route. Si nous pillons les pays pauvres, nous blessons leur cœur de sorte qu’ils finissent par croire que la corruption est normale… Si nous prenons soin des autres, nous obtenons aussi la joie fraternelle. Si nous pardonnons aux autres, Dieu aussi nous pardonne, et notre cœur est purifié. C’est une béatitude ! C’est tellement vrai : on est si heureux quand on aide les autres, ou quand on a réussi à poser un acte de pardon…
« Heureux les purs de cœurs, ils verront Dieu » (Mt 5, 8). Il s’agit d’une béatitude active (littéralement les purs de cœurs et non pas les cœurs purs). La pureté est le fruit d’une activité, celle de jardiner son âme pour éviter les convoitises (orgueil, envie, désirs de la chair). On pense à la pureté des affections, à la pureté du corps… Ce thème est aussi présent dans le psaume 23 [24] : « Qui montera sur la montagne du Seigneur ? Et qui se tiendra dans son lieu saint ? L’homme aux mains nettes, au cœur pur : son âme ne se porte pas vers des riens, il ne jure pas pour tromper ». Le psaume 14 [15] développe cette perspective, de sorte que l’on peut dire que la condition pour voir Dieu est tout simplement le contenu du décalogue. De plus, dans la bouche du Christ, avoir le cœur pur et voir Dieu, c’est entrer dans les dispositions du Fils, jusque dans sa Passion et sa résurrection. Jésus est le véritable cœur pur qui, de ce fait, contemple Dieu en permanence. Ceci nous conduit aux dernières béatitudes, les béatitudes des persécutés, et nous conduit aussi au cœur de Jésus, son cœur de Fils, qui reçoit la gloire du Père.
Dans les Béatitudes se profile la foi en Jésus Fils de Dieu et Rédempteur : Jésus est capable de donner le bonheur qu’il annonce. Il est attentif aux pauvres, comme Dieu lui-même s’est révélé à travers tout l’Ancien Testament ; heureux les pauvres. Jésus multiplie les pains et nourrit de sa propre parole ; il peut dire « heureux les affamés ». Jésus purifie les cœurs par le pardon et fait voir Dieu en sa personne ; heureux les cœurs purs. Jésus, fils de l’homme persécuté apporte aux disciples la persécution, mais il peut dire « heureux êtes-vous », parce que lui, en tant que Fils de l’homme, il détient le jugement final.
Après les Béatitudes, viennent ces paroles : « Vous êtes le sel de la terre. /…/ Vous êtes la lumière du monde » (Mt 5, 13-14). Les premières béatitudes, dans le cœur, se rapportent au sel qui relève le goût des aliments et les conserve, il est discret… Les béatitudes actives se rapportent à la lumière, visible de toute la ville…
Les Béatitudes de Matthieu, il y a en réalité 10 paroles (9 « heureux » et 1 « réjouissez-vous »), font écho au décalogue. Déjà, rappelons-le, le décalogue se situait dans une perspective de bonheur (un collier du bonheur Dt 1-6…). En outre, Jésus fait explicitement référence aux moindre préceptes : « Celui donc qui violera l'un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux » (Mt 5, 19). Les moindres préceptes du décalogue (Dt 5, 21) concernent la triple convoitise qui contient le germe de l’adultère (désirer la femme), du meurtre (envier la maison, c’est envier l’honneur), et du vol. Préceptes qui se prolongent dans le sermon sur la montagne (Mt 5-7) par l’enseignement sur l’adultère du cœur, les injures, l’aumône…
Les Béatitudes, que l’on pourrait appeler voie illuminative, prolongent le décalogue, voie purgative. « Ainsi la Loi nous servit-elle de pédagogue jusqu'au Christ » (Ga 3, 24), et Jésus vient non pour abolir, mais accomplir (Mt 5, 7). On peut observer des colliers thématiques avec le décalogue[3] : Première parole : Dieu libère les esclaves ; béatitude : réjouissez-vous ! Tu n’auras pas d’autres dieux, jusqu’à la récompense d’être persécuté par les faux prophètes. Tu ne prononceras pas en vain le nom de Dieu, heureux ceux qui font les œuvres de miséricorde ! Honore ton père et ta mère pour avoir longue vie sur la terre, heureux les doux, ils posséderont la terre ! Tu ne tueras pas, ce n’est qu’un commencement : heureux les artisans de paix ! Tu ne commettras pas d’adultère alors tu pourras vivre (activement) la béatitude : heureux les purs de cœurs ! Tu ne voleras pas, il faut commencer par ne pas voler pour vivre la béatitude des persécutés de ceux qui agissent pour la justice. Tu ne feras pas de témoignages mensongers, et, heureux êtes vous quand on dira faussement toutes choses contre vous. Les convoitises, mentionnées à la fin du décalogue, sont les désirs, les désirs doivent être bien orientés : heureux les affamés et assoiffés de justice !
Matthieu situe les Béatitudes sur la montagne : « Voyant les foules, il gravit la montagne, et quand il fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui » (Mt 5,1) ; tandis que le texte de Luc se situe semble-t-il en contrebas, « Descendant alors avec eux, il se tint sur un plateau » (Lc 6, 17).
Les béatitudes de Luc (Lc 6, 20-26) sont en situation existentielle, et insistent sur l’aspect social, en opposant pauvre et riches, affamés et repus, pleurant et riant, persécutés et faux prophètes. Il y a des péchés collectifs, il y a aussi une construction collective… A certaines périodes, en certains lieux, le royaume s’approche.
[1] J. RATZINGER BENOIT XVI, Jésus de Nazareth, Flammarion, Paris 2007, p. 95
[2] J. RATZINGER BENOIT XVI, Ibid., p. 109
[3] Cf. Retraite biblique n°1 d’un prêtre lazariste.