Nous allons observer alternativement comment Jésus se révèle, et comment ses disciples l’accueillent.
-1-
Rappelons tout d’abord que les miracles existent dans l’Ancien Testament. Ils sont signes de la sollicitude du Dieu vivant pour son peuple. Souvenons-nous du prophète Elie : il invoque devant Achab au moment du miracle de la pluie ou devant la veuve de Sarepta, avant le miracle de la multiplication de l’huile et de la farine le « Dieu vivant devant qui je me tiens ». Le prophète Moïse au nom du Seigneur, « Je Suis », le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, opère de nombreux prodiges qui obtiennent la sortie d’Egypte et la traversée de la mer, et transmet une loi dont les premiers commandements sont une rupture avec la magie.
Le livre de la Sagesse résume cette expérience d’Israël : la Sagesse inspire de s’éloigner du péché et de mener une vie juste, qui portera du fruit pour l’éternité. « Car l'esprit saint, l'éducateur, fuit la fourberie […] il s'offusque quand survient l'injustice » (Sg 1, 5). La source de la providence et des miracles, c’est la Sagesse divine dont les effets sont autant matériels que spirituels. La Sagesse divine a soutenu Jacob durant ses durs labeurs chez Laban qui l’exploite, elle a gardé le patriarche Joseph du péché, elle accompagne le peuple dans sa sortie d’Egypte. Au contraire, « les artifices de l'art magique demeuraient impuissants, et sa prétention à l'intelligence était honteusement confondue ; car ceux qui promettaient de bannir de l'âme malade les terreurs et les troubles étaient eux-mêmes malades d'une peur ridicule » (Sg 17, 7-8)… En effet, la conscience chargée par les péchés et l’occultisme empêche la réflexion (Sg 17, 11), tandis que les saints marchent à la lumière incorruptible de la Loi (Sg 18, 4). Il faut se souvenir de cet arrière-fond biblique pour accueillir les miracles de Jésus.
Le miracle est possible parce que Dieu est présent à sa création - c’est le dogme de la création, qui est aussi une création « continue », une « providence »[1], l’Ancien Testament a compris cela. Et il est toujours déplacé d’imaginer que Dieu ait besoin de prouver sa puissance et de s’imposer par des prodiges ; toute l’histoire sainte montre au contraire qu’il cherche à créer une relation d’amour sans manipuler la liberté. Et le livre de la Sagesse nous montre cet amour avec une retenue de Dieu dans l’exercice de sa puissance (Sg 11, 23). Dans l’Evangile, les récits des tentations de Jésus montrent que c’est Satan qui voudrait que Jésus s’impose par la puissance des prodiges.
Les miracles ne sont d’ailleurs pas indispensables à la foi et à la conversion. Dans l’Ancien Testament, sans voir de miracles, les Ninivites écoutèrent Jonas et crurent en Dieu (Jonas 3, 1-10). Et, dans le Nouveau Testament, sans miracles, les Samaritains crurent en Jésus, à cause du témoignage de la « Samaritaine » et des propres paroles de Jésus (Jn 4, 29-42).
-2-
Le miracle est un acte de bonté, un signe de la présence de Dieu qui est Amour. On y accède par l’amour confiant, la foi aimante, et on y répond par un chant de louange… C’est ainsi que les miracles de Jésus sont précédés par un acte de foi de la part des malades ou de leurs proches. Saint Matthieu, après le sermon sur la montagne (Mt 5-7), raconte de nombreux miracles. Un centurion romain demande la guérison de son serviteur (Mt 8, 5-10), et croit que Jésus peut guérir par sa simple parole. Des gens apportent à Jésus un paralytique (9, 2) et un muet lié par un démon (9, 32), ils ont foi et Jésus les guérit. Un père, dont la fille est morte, a une foi si grande qu'il demande à Jésus de ressusciter l'enfant (Mt 9, 18).
Une femme atteinte d'hémorragie touche les franges du manteau de Jésus avec la certitude qu'elle sera guérie (Mt 9, 21). Précisons que les franges font se souvenir des commandements et de la fidélité à Dieu (Nb 15, 37 ; 22, 12). Et Jésus lui dit « ta foi t'a sauvée ». La guérison est liée au salut, dans tous les sens du terme. En grec, le verbe "sôzô" signifie sauver d'un danger, sauver du dépérissement, guérir, et sauver du jugement de Dieu.
Dans certains cas, la maladie se double d'une exclusion sociale (cf. Lv 13-14). Le centurion romain est un étranger, un païen, il est considéré comme impur. Les lépreux vivent à l'écart des villes, ils sont intouchables. Une femme qui saigne ne peut entrer en contact avec les autres, elle reste chez elle. Un muet, un sourd ou un aveugle ne peuvent pas monter au temple, etc. Jésus, en apportant la guérison, les réintègre dans la société et la vie sociale.
L'évangéliste met en valeur les personnages qui ont foi en Jésus, une foi qui est d’abord celle en Jésus fils de David et rempli de sagesse, et puis, progressivement, elle devient la foi en la divinité de Jésus, mais n’allons pas trop vite.
L'évangéliste Matthieu nous amène aussi à pénétrer la vie intérieure du Christ, son cœur de Rédempteur. Au milieu de toute cette série de miracles et de guérisons, nous avons une citation du prophète Isaïe, une citation prise dans les chants du serviteur souffrant, une citation qui fait donc le lien entre le Christ Sauveur qui guérit et le Christ de la Passion : « Il a pris nos infirmités et s'est chargé de nos maladies » (Mt 8, 17 qui reprend Isaïe 53, 4 en modifiant la forme passive, subie, « il était chargé », en une forme active : « il a pris »).
Rappelons ici brièvement que la figure du Serviteur souffrant dans le second Isaïe doit être complétée par la figure du Fils de l’homme. Le Serviteur souffrant fait de sa vie un sacrifice pour les autres, mais la figure du Fils de l’homme exprime une incorporation, et donc une communion, une participation, ce qui évite l’idée creuse d’une simple substitution.
-3-
Un miracle, une guérison, cela ne vient pas toujours de Dieu. Dans les Actes des apôtres, Simon le magicien faisait aussi des prodiges, mais c’était impur (Ac 8, 9). Le judaïsme a des critères de discernement fondés sur l’expérience d’Israël :
1°) Celui qui fait le miracle ne recherche pas sa propre gloire mais celle de Dieu.
2°) Un miracle ne doit pas conduire à s’éloigner de la Loi écrite, ni de la Torah orale de l’opinion majoritaire du Sanhédrin, garant de l’unité d’Israël[2].
3°) Les miracles doivent ressembler à ceux de l’Exode (la libération, la manne, passer la mer...) ou à ceux d’Elie (ressusciter un enfant, multiplier le contenu des jarres…), ou correspondre aux prophéties d’Isaïe « Alors se dessilleront les yeux des aveugles, et les oreilles des sourds s’ouvriront. Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la langue du muet criera sa joie » (Is 35, 5-6).
Pour savoir si les miracles de Jésus viennent de Dieu, les Juifs les confrontent avec les critères que nous venons d’énoncer.
1°) Jésus est humble, il se retire et demande la discrétion, c’est très visible dans l’évangile de Marc où après des guérisons retentissantes, et même après la résurrection de la fille de Jaïre, Jésus demande le silence (Mc 5, 43).
2°) Il y a un lien entre les guérisons de Jésus et la conversion, le pardon, la foi, le témoignage... C’est très visible dans l’évangile de Matthieu, où l’enseignement de la Loi nouvelle (Mt 5-7) est suivi de nombreux miracles.
3°) Les miracles de Jésus correspondent à ceux des pères en Israël :Jésus marche sur les eaux (Mt 14 et Jn 6) comme le Passage de la mer rouge (Ex 14). Jésus multiplie les pains (Mc 6 et 8) comme la manne de l’Exode (Ex 16), et ce sont des pains d’orge (Jn 6), comme dans l’unique multiplication des pains de l’Ancien Testament, celle d’Elisée (2R 4, 42-44). Jésus ressuscite la fille de Jaïre (Mc 5) comme Elie ressuscite le fils de la veuve (1R 17). Jésus guérit le lépreux comme Elie guérit Naaman (2R 5). Il guérit un aveugle comme Tobie guérit son père aveugle (Tb 11), cf. aussi Isaïe 35,5-6. Jésus multiplie le vin de Cana (Jn 2) comme Elie multiplie le contenu des jarres (1R 17,14).
MAIS...
Les pères (Moïse, Elie, Elisée) priaient Dieu pour obtenir un miracle mais Jésus guérit de sa propre autorité.
Jésus chasse les démons (Mc 1), et surtout, il guérit le jour du Shabbat en exerçant le jugement et la miséricorde (Jn 5, Jn 9...), ce que personne ne faisait avant lui.
-4-
Les miracles de Jésus se situent dans une dynamique d’Alliance, biblique et pleine de sagesse. Ils manifestent l’amour de Jésus ; ils manifestent aussi sa divinité, aussi bien dans les évangiles synoptiques que dans celui de Jean.
« Après la multiplication des pains, Jésus oblige ses disciples à monter dans la barque pour aller vers Bethsaïde. Lui-même se retire "sur la montagne" pour prier. Arrivés au milieu du lac avec leur barque, les disciples ne par viennent plus à progresser, victimes d’un violent vent contraire. Le Seigneur qui était en train de prier les aperçoit et vient à leur rencontre en marchant sur les eaux. On comprend l’effroi des disciples lorsqu’ils le voient marcher sur les eaux. Ils poussent des cris et sont "bouleversés". Mais Jésus s’adresse à eux avec bonté : "Confiance ! c’est moi ; n’ayez pas peur" (Mc 6, 50). A première vue, on comprend ce "c’est moi" comme une simple formule permettant aux siens de l’identifier, ce qui leur enlève leur peur. Pourtant cette lecture n’est pas totalement satisfaisante. Car voici que Jésus monte dans la barque, et le vent tombe. […] Ce qui est remarquable, c’est qu’à ce moment-là ils sont effrayés pour de bon : "Ils étaient complètement bouleversés de stupeur", note Marc d’une expression vigoureuse (Mc 6, 51). Pourquoi donc ? La peur initiale des disciples de voir un fantôme s’avère sans objet, mais leur crainte n’est pas apaisée pour autant, elle augmente, au contraire, à l’instant même où Jésus monte dans la barque et où le vent tombe brusquement. Il s’agit à l’évidence d’une crainte typiquement "théophanique", celle qui s’abat sur l’homme quand il se voit immédiatement confronté à la présence de Dieu lui-même […] C’est la "crainte de Dieu" qui envahit les disciples. Car marcher sur l’eau est le fait de Dieu : "A lui seul il déploie les cieux, il marche sur la crête des vagues", peut-on lire dans le Livre de Job au sujet de Dieu (Jb 9,8) […]. Le Jésus qui marche sur les eaux n’est pas simplement le Jésus familier ; en lui les disciples reconnaissent soudain la présence de Dieu lui-même. »[3]
Dans l’évangile de Jean, Jésus guérit un paralytique, et les Juifs (c’est-à-dire les notables ou le sanhédrin) veulent le tuer : « Aussi les Juifs n’en cherchaient que davantage à le tuer, puisque, non content de violer le Shabbat, il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant égal à Dieu » (Jn 5, 18). Même problématique au début de l’évangile de Marc (Mc 3, 1-6) et dans la guérison de l’aveugle-né, un jour de Shabbat (Jn 9).
Dans les synoptiques (Mt, Mc, Lc), « violer le Shabbat » est un prétexte juridique utilisé par ceux qui refusent Jésus. Si Jésus transgresse la loi, alors ses miracles ne peuvent pas venir de Dieu. Cependant, on comprend mal que cela suffise à motiver une mise à mort (Mc 3, 6) : en soi, la transgression du Shabbat n’est pas grave : on trouve déjà dans la Mekilta le dicton « le Shabbat est donné à l’homme et non l’homme au Shabbat » ou encore « la circoncision qui n’est qu’un des membres de l’homme peut dispenser du Shabbat, à plus forte raison pour sauver tout le corps ». Comment expliquer alors que l’on veuille tuer Jésus pour ce motif ? La réponse se trouve dans l’évangile de Jean, qui nous transmet des controverses plus développées. La problématique est liée à l’activité de Dieu le jour du Shabbat. Dans le texte de Genèse 2, 2-3, le 7° jour est marqué d’une ambiguïté : Dieu « acheva » et « se reposa ». Les traductions du Targum optent pour l’un et/ou l’autre[4]. Guérir c’est parfaire la création, c’est l’achever, c’est donc faire l’œuvre de Dieu le jour du Shabbat.
Dans les commentaires des rabbins, on ajoute que Dieu cesse le travail mais il ne cesse ni le jugement ni la miséricorde. Jugement et miséricorde sont donc des œuvres qui ne peuvent cesser ni être confiées à d’autres, pas même aux anges[5]. Or Jésus, le jour du Shabbat, guérit en exerçant le jugement et la miséricorde « comme son Père » (Jn 5,19-30…) : il prétend exercer le jour du Shabbat la même activité que Dieu ! Devant une telle révélation, certains adorent, d’autres refusent de croire et crient au blasphème, un blasphème unique en son genre !
-5-
C’est le dépassement des normes habituelles qui pose problème. C’est la grandeur de Jésus qui est difficile à accueillir.
Ceux qui refusent de croire enferment Dieu dans les catégories juives, dans une exégèse de notables. Il faut un courage pour accepter un dépassement.
Nous avons vu que la Vierge Marie avait accueilli la parole de l’ange annonçant que Jésus sera « grand »… Cette très jeune femme va porter le Fils du Très Haut… Et le nom de Gabriel lui-même signifie « Dieu est ma force »… pour porter la grandeur… Il faut en effet beaucoup de force et en même temps, de l’humilité, « Je suis la servante du Seigneur » (Lc 1, 38).
Les disciples qui accueillent Jésus ont la disposition d’accueillir celui qui sera grand, et que l’on appellera Fils du Très Haut. C’est une forme de courage, un courage dans l’amour, un amour magnanime.
Prenons l’exemple de l’aveugle-né. C’est grave. Jésus fait de la boue, comme Dieu le créateur (Gn 2), Jésus se révèle par ce geste… Et l’aveugle accepte de croire et de marcher avec le visage barbouillé jusqu’à la piscine de Siloé, et il est guéri. Sentant l’opposition de Juifs, l’aveugle guéri commence par se contenter de confesser Jésus comme un prophète (Jn 9, 17), puis, assez rapidement, il explicite sa foi en disant « Jamais on n’a ouï dire que quelqu’un ait ouvert les yeux d’un aveugle-né. Si cet homme ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire » (Jn 9, 32-33). C’est alors que Jésus se manifeste à lui sous l’appellation du « Fils de l’homme » (Jn 9, 35), une appellation souvent associée aux manifestations de sa divinité, comme pour insister sur l’union indissociable de ce que l’on appellera ensuite les deux natures[6] en sa personne. Et l’aveugle professa sa foi « Je crois Seigneur. Et il se prosterna devant lui » (Jn 9, 38). Il s’agit d’un acte d’adoration.
Les notables talonnent l’aveugle guéri et lui demande une déposition contraire à sa foi : « Rends gloire à Dieu » (Jn 9, 34). Lui, au contraire, a courageusement professé sa foi. Personne n’est encore chassé des synagogues (Jn 9, 22 est une glose tardive de l’évangéliste), mais il est chassé tout de même par les Juifs, c’est-à-dire par les autorités du Temple (Jn 9, 34). Ce courage est à souligner parce qu’il fait partie de la disposition profonde nécessaire à l’accueil de l’Incarnation. Plus tard, sainte Thérèse d’Avila dira : « Sa Majesté [Dieu] veut des âmes courageuses »[7].
***
Résumons ce que les miracles nous apprennent de Jésus. Jésus s’inscrit dans la grande histoire d’Alliance : le miracle est parole de Dieu, action de la Sagesse divine. Jésus se révèle comme rédempteur, mais c’est à la manière du Serviteur souffrant du livre d’Isaïe. Jésus se révèle comme étant Dieu. L’aveugle-né l’adore, les disciples dans la barque sont saisis de stupeur, et les miracles en Shabbat constituent une prétention divine, ce que les Juifs ont très bien compris et que Jésus ne dément pas.
Résumons ce que les évangiles nous révèlent de l’attitude des disciples. Les disciples sont disposés à entrer dans la Sagesse divine ; ils écoutent les enseignements du maître ; une femme touche les franges de Jésus, symbole de son obéissance à la Loi. Les disciples posent un acte de foi. Ils accueillent inséparablement la bonté, l’œuvre de vie, le jugement et la miséricorde ; ils reconnaissent que Jésus est « le Saint de Dieu ». A certains grands moments, les disciples entrevoient avec stupeur que Jésus est Dieu et ils l’adorent. Et là, il faut du courage pour professer une foi aussi nouvelle. Dans l’Ancien Testament, la présence de Dieu se manifestait sur le propitiatoire de l’Arche d’Alliance, mais celui qui touchait l’Arche d’Alliance mourait (2Sam 6), or non seulement on peut toucher Jésus, mais Jésus nous touche, il touche même le lépreux. Celui qui touche Jésus, ou qui est touché, ne meurt pas, il est guéri.
[1] Catéchisme de l’Eglise catholique § 301-308
[3] J. RATZINGER BENOIT XVI, Jésus de Nazareth, Flammarion, Paris 2007, p. 379-380.
[4] Targum Onkelos (targum officiel du Pentateuque) : Dieu se réjouit et se repose le 7e jour. Targum Jonathan (targum officiel des prophètes) : Dieu acheva et se reposa le 7e jour. Targum Néofiti I : La Parole de Yahvé acheva et il y eut Shabbat et repos en sa présence le 7° jour. Septante : Dieu acheva le 6° jour et se reposa le 7°. Samaritains : Dieu acheva le 6e jour et se reposa le 7° jour.
[5]Mekilta rabbi Ismaël sur Exode 31,17. Cf. J. BERNARD, La guérison de Bethesda Jn 5,1-30, Mélanges de science religieuse 1976 n°1-2, pp 3-34 ; J. BERNARD, La guérison de Bethesda Jn 5, 31-47, Mélanges de science religieuse 1977, n°1 pp.13-44
[7] Sainte THERESE D’AVILA, Autobiographie XIII, 2-3