« Moi et le Père nous sommes un » (Jn 10, 30).
Nous voici à l’époque du concile de Nicée. Jusqu’alors, les premiers pères de l’Eglise proclamaient la foi en la Trinité et en l’Incarnation, ils ne sondaient ni le mystère de la Trinité, ni le mystère de l’incarnation. Notamment, ils se taisaient sur l’âme du Christ, en se contentant du schéma Logos-sarx, le Verbe s’est fait chair. Et de ce silence sur l’âme du Christ va naitre l’erreur d’Arius pour qui le Verbe qui s’unit à la chair, le Logos, est inférieur à Dieu. Arius ne se fonde pas sur l’Evangile (Jésus dit : Le Père et moi nous sommes un ; qui me voit, voit le Père), mais il se base sur des raisonnements, sur une philosophie platonicienne ou néoplatonicienne qui lui fait envisager un intermédiaire entre Dieu et les hommes.
Nous dirons aussi un mot sur les contemporains : l’empereur Constantin et d’Eusèbe de Césarée qui en fait un portrait assez différent de ce que l’empereur fait voir de lui-même ; Lactance, grand littéraire et Athanase qui contribua beaucoup au concile…
Lactance est un auteur né en Afrique romaine vers 250 et mort à Trèves vers 323. Il est réputé pour son style littéraire, mais il ne cite quasiment jamais les Ecritures saintes. Il est mort peu avant le concile de Nicée. Fidèle au kérygme du baptême, il souligne la vertu humaine et l’autorité divine de Jésus.
« Car il avait comme père spirituel (c’est-à-dire divin) Dieu, et de même que Dieu (c’est-à-dire le Père) est son père selon la divinité sans mère, ainsi la mère de son corps est Vierge sans père, de cette façon, il fut placé, en tant que Dieu et homme, au milieu entre Dieu et l’homme, afin qu’il puisse conduire les hommes à Dieu, c’est-à-dire à l’immortalité. Car s’il avait été Dieu seulement […] il n’aurait pas pu donner aux hommes l’exemple des vertus ; s’il n’avait été qu’homme, il n’aurait pas pu mener l’homme à la justice : il fallait qu’il s’y ajoute l’autorité, la vertu suprahumaine »[1].
Le début du texte a un langage assez éloigné des évangiles (l’Annonciation selon saint Luc suggère en réalité une descente de Dieu et n’associe pas Dieu le Père et Marie la mère au risque de suggérer un mariage entre le Père et Marie). La suite du texte montre le caractère concret du dogme chrétien. Les définitions des conciles ont, elles aussi, un rapport avec la vie chrétienne, avec la vie de la grâce. C’est bien parce que Jésus est homme que nous pouvons et devons imiter ses vertus, et c’est parce qu’il est Dieu qu’il peut nous justifier, nous rendre justes par la grâce.
Eusèbe de Césarée (vers 260-339)[2] considère le Verbe, comme un « le second Dieu », « le Deuxième Seigneur ». Il est le médiateur entre le Dieu incréé et « l’ousia » de celui qui vient à l’existence (le Christ).
Comme le concile Nicée, il conçoit une « génération » du fils, mais, et c’est là son erreur, la divinité de ce « Fils » est diminuée. Il ne s’agit pas d’une « génération de la substance » ; le Fils n’est pas « homoousios » [de même nature]. Eusèbe voit donc une division de la nature divine, ce qui est très grave (comment continuer de se dire monothéistes ?)
Pour Eusèbe, la préexistence du Fils n’équivaut pas à l’ « éternité» du Père (tandis que pour Origène, la génération du Fils se produit toujours intemporellement).
Pour Eusèbe, la génération du Fils n’est pas un acte intrinsèquement nécessaire (découlant de l’identité du « Père ») mais elle est un acte libre, ce qui souligne encore plus le caractère subordonné du Fils par rapport au Père.
De plus, Eusèbe s’éloigne d’Origène en rejetant toute idée d’une intelligence humaine dans le Christ. Son corps serait divinisé, directement, par contact avec le Logos. Le Logos-Fils habiterait à la place de l’âme humaine dans une chair prise de la Vierge[3]. Tout cela étant faux.
Eusèbe continue de dire que le Christ nous sauve et nous divinise, mais sa doctrine de l’incarnation est incomplète, faussée. D’une part parce que la divinité du Christ est diminuée, et d’autre part parce que son humanité est, elle-aussi, diminuée. Eusèbe abaisse le Christ, et parallèlement, comme nous le verrons, il élève l'empereur !
Eusèbe n’est donc pas tout à fait arien puisqu’il ne considère pas que le Fils soit une créature, il admet qu’il soit engendré, mais il se rapproche beaucoup des idées d’Arius.
Arius (vers 256 ou 260 en Lybie, - 336 à Alexandrie) part de sa philosophie selon laquelle Dieu ne peut créer le monde que par un intermédiaire, qui lui est inférieur. Il sélectionne certains versets de l’Ecriture pour appuyer son idée. Puisque la Sagesse dit : « le Seigneur m’a créée » (Pr 8, 2), il conclut que le Christ, qui est la Sagesse, est donc créé, sans voir aussi que le Christ dépasse les catégories juives[4]. Il lit dans l’Evangile que Jésus dit « le Père est plus grand que moi » (Jn 14, 8) mais il ne lit pas que dans ce même Evangile Jésus dit : « Moi et le Père, nous sommes un » (Jn 10, 30).
Pour Arius, Jésus aurait eu une intelligence divine sans âme humaine. Avant lui, il arrivait que l’on néglige de parler de l’âme humaine du Christ, Arius va plus loin : il la nie. C’est parce qu’il nie l’âme du Christ qu’il se pose des questions fausses sur l’intermédiaire entre Dieu et la création. Or c’est bien dans l’âme que se joue le péché et le besoin de rédemption. Si Jésus n’a pas assumé d’âme humaine, qu’est-ce que la rédemption ?
Comprenons bien le changement opéré par Arius. Pour Origène, le Fils naît de toute éternité « en » Dieu ; il ne sort pas du Père ; « il demeure en son sein comme en son lieu même s’il entre dans le monde avec une âme humaine par l’incarnation »[5]. Le Fils est « en » Dieu : il n’y a qu’un seul Dieu (autrement dit une seule substance ou nature).
Ayant compris que la création n’est pas éternelle comme Dieu, le Logos devait devenir le point de référence pour la volonté créatrice. Le risque était alors de reléguer le Logos au domaine du créé et de le réduire à « l’âme du monde » selon l’expression de Clément d’Alexandrie[6]. Cependant, pour Clément, « le Fils est, par son incarnation, le visage du Père, mais il l’est parce qu’il est déjà depuis toute éternité l’image du Dieu invisible (Stromate V 38, 7) »[7].
Arius, par une exagération unilatérale, réduit le Logos au monde créé.
« Pour Arius, seule la première hypostase est la monade « Dieu » au sens strict. Le Fils et l’Esprit reçoivent le nom d’hypostase, mais le Fils naît à l’extérieur de Dieu. Il reçoit les noms « Dieu », « Logos », « Sophia » « Dynamis », mais seulement par grâce.
Le Fils et l’Esprit sont enlevés de la sphère divine et placés dans l’ordre des créatures. Le Fils n’est pas vrai Dieu.
Une autre tentation venait de la terminologie : avant le concile de Nicée, on utilisait indifféremment agénètos (non devenu) et agénnètos (non engendré). Or le Fils est engendré mais il est éternel (non devenu).
Origène avait le courage de parler d’une « génération éternelle ». Mais Arius la niait.
Saint Athanase nous transmet un texte de la Thaleia qui exprime l’option qu’Arius avait prise :
« Dieu n’a pas toujours été Père, mais il fut un temps où Dieu était seul et où il n’était pas encore Père. Ensuite il devint Père. Le Fils n’a pas toujours été, car puisque toutes les choses ont été tirées du néant et que toutes sont des créatures et des œuvres, le Verbe de Dieu lui-même a été tiré du néant, et il eut un temps où il n’était pas. Et il n’était pas avant de naître. Mais il a eu, lui aussi, le commencement de la création. En effet, dit-il, Dieu était seul, n’avait pas encore de Verbe ni de Sagesse. C’est ensuite, quand il voulut nous créer, qu’il fit un certain être et le nomma Verbe, Sagesse et Fils, afin de nous créer par lui »[8].
De là découlent toute une série d’affirmations, qui sont « les blasphèmes d’Arius », transmises par Athanase. Notamment :
« 1. Dieu, tel qu’il est, demeure ineffable pour tous. […]
6. Celui qui est sans origine plaça le Fils comme le commencement des créatures
7. et désigna comme son Fils celui qu’il avait fait en tant qu’enfant ;
8. celui-ci n’a rien de propre à Dieu dans ce qui lui appartient selon l’hypostase,
9. car il [le Fils] n’est pas égal ni consubstantiel (homo-ousios) avec lui [le Père]. […]
14. Conformément à la puissance et à la mesure propre avec lesquelles le Logos regarde,
15. le Fils peut voir le Père, comme il est juste.
16. Il y a donc une trias, mais non pas de gloire égale, car leurs hypostases ne sont pas mélangées ; […]
20. Aussi longtemps que le Fils n’existe pas, Dieu n’est pas Père.
[…]
31. Tout en étant un Dieu fort, il [le Fils] ne peut qu’imparfaitement louer le plus fort.
32. Pour résumer : Dieu est ineffable pour le Fils, […]
40. Il est, en effet, clair que celui qui a un commencement,
41. ne peut saisir ni connaître tel qu’il est celui qui est sans origine »[9].
Il est facile de comprendre la gravité des erreurs d’Arius :
Arius ne part pas de la révélation complète des Evangiles, mais il part de sa philosophie selon laquelle Dieu ne peut créer le monde que par un intermédiaire ; Dieu reste lointain. Jésus-Christ ne connait pas vraiment Dieu et ne peut le révéler.
Enseigner que Jésus n’est pas vraiment Dieu, c’est enseigner qu’il ne sauve pas.
En conséquence, l’homme peut se considérer comme divin et imaginer qu’il peut se sauver lui-même (les gnoses).
Autre conséquence, l’homme peut se considérer comme divin, capable de juger et de sauver le monde, c’est l’erreur de messianismes politiques (oh combien actuels…)
Toute vie spirituelle est faussée : nous ne sommes plus en présence de Jésus mais devant quelqu’un qui n’a plus de vertus humaines à imiter puisqu’il n’a pas d’âme humaine, et nous ne pouvons pas non plus l’adorer ni recevoir sa grâce puisqu’il n’est pas Dieu.
Rappelons l’avertissement de saint Irénée, plus d’un siècle avant Arius : l’Antichrist « récapitulera en lui toute l’erreur diabolique »[10].
Eudoxe, évêque d’Antioche de 357 à 359 puis de Constantinople de 360 à 369 souligna dans sa confession de foi que le Fils serait devenu chair mais non pas homme, et n’aurait pas assumé une âme humaine.[11]
Un fragment de l’arien Lucien, évêque d’Alexandrie de 373 à 378, a une signification analogue : « Comment une âme aurait-elle été nécessaire pour que l’on vénère un homme parfait à côté de Dieu ? Jean a lui-même proclamé la vérité à haute voix : "Le verbe s’est fait chair" (Jn 1, 1 et 4). Cela veut dire que le Logos fut réuni à la chair et certainement pas à une âme : il s’unit, bien plus, à un corps de façon à devenir un avec lui. Car de quelle autre manière devrions-nous reconnaître le Christ comme une personne (prosopon), comme une nature composée (d’une composition) comme un homme avec un corps et une âme ? Mais s’il avait eu une âme humaine, les impulsions de Dieu et celles de l’âme seraient nécessairement entrées en conflit car chacune d’entre elles a (en soi le principe de) l’autodétermination et tend vers des activités différentes »[12].
L’hérétique lit le prologue de Jean sans lire l’ensemble de l’Evangile, or le Prologue est une introduction à l’Evangile, où l’on entend Jésus dire : « ma vie (psychè, mon âme), nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne » ; en Jn 11, on voit Jésus pleurer au tombeau de Lazare, en Jn 12, on voit Jésus qui est ému et demande à son père d’éloigner l’heure… L’hérétique ne s’attache pas aux évènements, mais à ses idées.
Nous sommes dans le schéma Logos-sarx (Verbe-chair), un schéma qui existait avant Arius, mais qui se contentait de faire silence sur l’âme humaine de Jésus ; l’arianisme ne se contente pas d’un silence sur l’âme de Jésus, il la nie explicitement. L’ayant niée, il devient impensable que le Verbe, le logos, qui s’unit à la chair, soit de nature divine (homoousios).
Athanase résumera plus tard ce que disaient les ariens à leurs adversaires fidèles au concile de Nicée : « Comment osez-vous dire que le logos participe à l’essence du Père, étant donné qu’il a un corps à supporter ? »[13]
Le concile de Nicée affirme la divinité du Christ mais il ne répond pas au raisonnement qui a provoqué l’arianisme : le Logos est amoindri parce que l’âme humaine du Christ est oubliée. Il faudra attendre notamment saint Maxime le Confesseur pour méditer sur l’âme humaine du Christ. Saint Maxime observera qu’à Gethsémani, Jésus unit sa volonté humaine à celle du Père, qui est aussi la volonté de propre nature divine.
Le concile explique le rapport entre le Père et le Fils d’une part et entre le logos divin et sa chair, d’autre part : autrement dit la théologie trinitaire et la théologie de l’incarnation.
Les chrétiens sont respectueux de l’autorité. Jésus enseignait de rendre à César ce qui est à César (Mt 22, 21) ; saint Pierre enseigne le respect envers les gouverneurs (1P2, 14), saint Jean Damascène parle d’un culte relatif, la vénération (proskynesis) devant les icônes et devant les autorités, mais justement, il n’y a pas d’adoration envers les autorités, pas plus qu’il n’y a d’adoration d’une icône.
L’attitude d’Eusèbe de Césarée dénote avec tout cela dès lors qu’il voit dans l’empereur l’image du Souverain du monde et l’interprète du Logos (Laus Constantini). Eusèbe franchit une ligne rouge, et après lui, toute une tradition dans les cours royales européennes. En outre, si l’on accepte que les empereurs gèrent les conciles, notre foi est politicienne et sa vérité est relative. Qu’en est-il de l’histoire du concile de Nicée ?
Tout d’abord, avant le concile de Nicée, que pensaient les pères de l’Eglise au sujet de l’empire romain ?
Hippolyte, dans son Commentaire sur Daniel IV, 9, juxtapose l’Eglise et l’empire. Mais il le fait plus avec un sentiment de méfiance que confiance (on le comprend, après toutes les persécutions subies). Malgré la coïncidence temporelle de l’unification de l’empire et de l’annonce du Christ, le christianisme seul a chez Hippolyte une mission véritablement œcuménique[14].
Méliton de Sardes, dans son Homélie pascale, donne une explication globale de l’histoire. De la création jusqu’à la Rédemption, tout est créé par Dieu et tout sera ramené à Dieu. Dans cette histoire se trouve aussi l’empire romain, ce n’est pas une coïncidence quelconque, il a une raison d’être dans le plan de salut divin.
Pour Origène, « Auguste a accompli une tâche dont la chrétienté ne pouvait pas se charger en tant que messagère de paix : il a unifié l’empire et exclu tout particularisme. La nouvelle religion avait dès lors la chance de réintroduire l’état qui existait avant la confusion des langues à Babel : pourtant cela ne devait pas arriver tout de suite mais seulement avec le commencement du Jugement dernier »[15]. Origène ne tombe pas dans l’hérésie du millénarisme, c’est-à-dire l’idée de réaliser sur la terre ce qui ne peut se réaliser qu’au Ciel.
Eusèbe de Césarée dénote avec les pères de l’Eglise qui l’ont précédé. En son temps, l’empereur est chrétien et pour Eusèbe, « la monarchie romaine devient la représentation de la monarchie céleste ; à l’unité politique correspond la victoire spirituelle sur le polythéisme. Car le Christ a vaincu les démons, les véritables perturbateurs de l’ordre tant religieux que politique. Certes, Eusèbe n’a qu’un horizon limité : il ne regarde pas au-delà des frontières de l’Imperium Romanum […] L’histoire se déroulera paisiblement, si on peut encore parler d’histoire, car le divin Logos- incarné dans la monarchie de Constantin veille pour maintenir un ordre universel et immuable »[16]. Cette idée d’Eusèbe semble avoir eu une influence si forte que nous la retrouvons chez toute une série d’évêques après le concile de Chalcédoine[17].
Saint Augustin « fait assurément éclater l’étroitesse et la raideur de l’image eusébienne du monde et de l’histoire. A la place de l’harmonie préétablie entre l’Eglise et l’empire, se pose la question inéluctable de la distance entre ces deux entités, entre la cité de Dieu et la cité terrestre »[18].
C’est pour cela qu’il faut d’abord travailler à notre vie spirituelle. Vouloir imposer le christianisme par les forces politiques, c’est passer à côté de l’essentiel.
Constantin a-t-il manipulé les Pères de Nicée et leur a-t-il imposé l’expression homoousios (de même nature) ?
Cette idée provient d’Eusèbe de Césarée, mais est-ce une idée vraie ?
D’après Eusèbe, qui écrit après l’an 335, l’empereur est l’image du Souverain du monde. Il imite le Logos. Le Fils imite le Père, et l’empereur imite le Fils (Laus Constantini I). L’empereur est l’interprète du Logos et devient donc le maître et il proclame les lois de la vérité (Laus Constantini II). Il a déjà bénéficié de « théophanies » sans nombre ainsi que d’innombrables révélations en songe. Ce que les hommes n’ont pas saisi dans les révélations, Dieu l’a déposé dans l’esprit de l’empereur (Laus Constantini XI)[19].
C’est ainsi qu’Eusèbe nous décrit l’empereur comme un homme ayant compétence en matière de foi, et qui fait pencher la balance dans les querelles d’opinions. « Il a pu convaincre les uns, faire honte à d’autres, louer ceux qui parlaient bien à propos, tout en les exhortant tous à l’unité » (Vita Constantini III, 13). « Quant à ceux qui ne se laissaient pas persuader, au contraire, il se détournait d’eux avec désapprobation » (Vita Constantini I, 44).
En réalité, le vrai Constantin n’a pas revendiqué d’être l’interprète du Logos, ni de bénéficier d’une connaissance révélée particulière. Ce qu’Eusèbe écrit reflète simplement la théologie politique d’Eusèbe, mais ne correspond pas à la réalité historique.
Les textes d’Eusèbe ont de quoi perturber les chrétiens : si notre foi est politicienne, elle ne vaut rien. Mais c’est le texte d’Eusèbe qu’il faut mettre en doute : Eusèbe, après le concile de Nicée, a influencé l’empereur pour qu’il réintègre les ariens. Nous savons en effet, par Athanase, qu’à la demande de l’empereur, les ariens qui avaient été condamnés à Nicée furent réintroduits dans la communion de l’Eglise. Seuls des évêques d’Égypte, sous la conduite d’Athanase, refusèrent de reconnaître cette réintégration[20]. Qu’Eusèbe ait encouragé la réintégration des ariens se comprend très bien : Eusèbe et Arius considéraient le Logos comme un intermédiaire entre Dieu et la création (pour Eusèbe, un deuxième Dieu, pour Arius, un être créé). Constantin était-il arien ou était-il capable d’écrire le texte du concile de Nicée ?
Constantin est incapable d’avoir la précision du langage du concile de Nicée et il n’a pas pour autant des idées ariennes.
Les idées de Constantin sur le Christ sont des idées connues et archaïques : Constantin ne parle pas de l’âme humaine du Christ ; il vénère le corps du Christ qui a souffert la Passion, qui est saint, et qui est la demeure de la divinité (Constantin, Lettre 20).
Il écrit dans un style lourd et confus : « Se trouve-t-il alors quelque chose d’intermédiaire en Dieu qui est aussi bien Père que Fils ? De toute évidence rien. Car la plénitude de toutes choses a reçu l’ordre de la volonté par la connaissance et n’a aucune façon séparé la volonté de l’essence du Père » (Constantin, Lettre 20). Autrement dit, Constantin n’a pas des idées claires sur le rapport entre le Père et le Fils : l’explication du concile de Nicée ne peut pas venir de lui.
Simplement, le parti d’Eusèbe aurait trouvé accès auprès de lui après le concile de Nicée.
« Nous croyons […] en un seul Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu, né du Père, seul engendré, c’est-à-dire de la substance du Père.
Dieu de Dieu, Lumière de lumière, Vrai Dieu de vrai Dieu.
Engendré non pas créé, consubstantiel [homoousios] au Père par qui tout a été fait, ce qui est dans le ciel et ce qui est sur la terre et qui, à cause de nous les hommes et pour notre salut, est descendu du ciel et s’est incarné et s’est fait homme […] ».
Il n’y a plus échappatoire aux ariens.
Il n’y a plus de confusion possible entre « engendré » et « devenu ».
Le Fils est non seulement Dieu de Dieu (ce que les ariens pouvaient encore dire mais en donnant au sens de Dieu une signification par participation), mais vrai Dieu de vrai Dieu.
Il est consubstantiel au Père (Homoousios). « Homo », signifie le même. « Ousia, (ousios)» est un vocable encore imprécis, c’est « le truc », la substance, la nature…
Le concile, ayant pris au sérieux la divinité du Fils, ne dit pas « se fait chair », ce qui avait posé problème dans l’interprétation arienne, mais il dit « s’est fait homme ». Le concile de Nicée reste encore silencieux sur l’âme humaine du Christ, mais on peut la sous-entendre dans le mot « homme ». Et c’est parce qu’il est pleinement homme et pleinement Dieu, qu’il est médiateur, capable de nous unir à la vie divine.
Voici le texte complet :
Version grecque (DS 125)
Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur de tous les êtres visibles et invisibles,
et en un seul Seigneur Jésus Christ, le Fils de Dieu,
engendré du Père, unique engendré, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré non pas créé, consubstantiel au Père,
par qui tout a été fait, ce qui est dans le ciel et ce qui est sur la terre,
qui à cause de nous les hommes et à cause de notre salut est descendu et s’est incarné, s’est fait homme, a souffert et est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, viendra juger les vivants et les morts,
et en l’Esprit Saint.
Version latine :
Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur de tous les êtres visibles et invisibles.
Et en notre seul Seigneur, Jésus Christ le Fils de Dieu,
né du Père, unique engendré, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, né, non pas créé, d’une unique substance avec le Père (ce qu’en grec on appelle homo-ousios),
par qui tout a été fait, ce qui est dans le ciel et ce qui est sur la terre,
qui à cause de notre salut est descendu et s’est incarné, s’est fait homme, a souffert et est ressuscité le troisième jour, est monté au cieux, viendra juger les vivants et les morts.
Et en l’Esprit Saint.
Le concile de Nicée (DS 126) condamne ensuite l’hérésie d’Eusèbe (le Fils est engendré mais il n’est pas éternel) et l’hérésie d’Arius (le Fils est créé).
Version grecque :
« Ceux qui disent : "Il était un temps où il n’était pas" et "Avant d’avoir été engendré (« né » dans la version latine), il n’était pas" et "il est devenu à partir de ce qui n’était pas" ou d’une autre hypostase ou substance, ou qui affirment que le Fils de Dieu est créé ou susceptible de changement ou d’altération, ceux-là l’Eglise catholique et apostolique les anathématise. »
Insistons au passage sur le premier article du Credo, la foi en Dieu « créateur de tous les êtres visibles et invisibles ». Les êtres invisibles étant les esprits purs, les anges, dont certains se sont opposés à Dieu (Satan et les démons) pour nuire aux hommes. La mission de Jésus n’est pas pleinement comprise sans ce premier article de foi : « Par la mort, il anéantît celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le Diable » (He 2, 14) ; « « C’est pour détruire les œuvres du Diable que le Fils de Dieu est apparu » (1Jn 3, 8).
La dimension mariale est une clé de voûte, une garantie de la vérité.
Pour Arius, la maternité divine de Marie est vidée de son sens : Jésus n’est pas Dieu.
Pour les pères du concile, la maternité divine a toute sa valeur : dans son discours au concile, Constantin utilise le mot « Theotokos ». Le concile parle de la mère du Christ en disant du Christ « Engendré non pas créé, consubstantiel [homoousios] au Père par qui tout a été fait, ce qui est dans le ciel et ce qui est sur la terre et qui, à cause de nous les hommes et pour notre salut, est descendu du ciel et s’est incarné et s’est fait homme ». Ainsi, la mère de Jésus est liée à notre rédemption.
« Malgré l’issue sans équivoque du Concile, qui avait clairement affirmé que le Fils est de la même substance que le Père, peu après, ces idées fausses prévalurent à nouveau - dans ce contexte, Arius lui-même fut réhabilité -, et elles furent soutenues pour des raisons politiques par l’empereur Constantin lui-même et ensuite par son fils Constance II. Celui-ci, par ailleurs, qui ne se souciait pas tant de la vérité théologique que de l’unité de l’empire et de ses problèmes politiques, voulait politiser la foi, la rendant plus accessible - à son avis - à tous ses sujets dans l’empire. La crise arienne, que l’on croyait résolue à Nicée, continua ainsi pendant des décennies, avec des événements difficiles et des divisions douloureuses dans l’Eglise »[21].
Après le concile de Nicée se développera une autre hérésie, celle d’Apollinaire qui, sous prétexte de souligner la divinité du Christ présente le Christ où le Logos divin est comme « vissé » sur une humanité privée d’âme. Ceci explique qu’il faudra encore d’autres conciles pour écarter les erreurs.
Marcel d’Ancyre (285-374), toujours dans l’idée de défendre la divinité du Christ, suppose une Trinité « soudée » : un monothéisme où le Fils est une seule hypostase[22] avec le Père, ce qui est en pleine contradiction avec les Evangiles qui nous montrent le Fils priant le Père.
Bien après le concile de Nicée, en l’an 380, l’empereur Théodose fit une loi impériale de la foi au Dieu unique, Père, Fils et Esprit Saint.
© Françoise Breynaert
[1] LACTANCE, Les institutions divines IV 25, 3-5 : 376
[2] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 421-453
[3] Cf. Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 442
[4] J. RATZINGER, BENOIT XVI, Jésus de Nazareth, Flammarion, Paris 2007, p. 332
[5] Commentaire sur St Jean XX 18 [16] cité dans : Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 507
[6] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 367
[7] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 366
[8] St ATHANASE, Contre les ariens, I, 5-6 : PG 26, 21 AB
[9] St ATHANASE, Traité sur les synodes, 15, 3
[10] St IRENEE DE LYON, Contres les hérésies V, 5
[11] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 524
[12] Doctrina Patrum, éd. Diekamp 65. 15-24
[13] St ATHANASE d’Alexandrie, Contre Arius III, 27. PG 26, 381 A.
[14] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 534
[15] Cf. ORIGENE, Contre Celse, II, 30, dans Cardinal Aloys GRILLMEIER, Ibid., p. 534
[16] Cf. EUSEBE, Préparation évangélique I, 4, 1-6
[17] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Ibid., p. 535
[18] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Ibid., p. 535
[19] Chap I-X = Discours triennal. Chap XI-XVIII = Basilikon Syngramma
[20] St ATHANASE d’Alexandrie, Traité sur les synodes XXI, 2-7
[21] Extraits de BENOIT XVI, Audience générale du mercredi 20 juin 2007
[22] C’est-à-dire un seul être.