« Dorénavant, vous verrez le Fils de l’homme
siégeant à droite de la Puissance
et venant sur les nuées du ciel » (Mt 26, 64)
Dans le parcours biblique (en suivant Benoît XVI), nous avons trouvé trois expressions : « Fils de l’homme », « Fils », et « Je Suis », qui ne sont possible que sur la bouche de Jésus et qui disent sont mystère. A l’expression « Fils » correspond la prière de Jésus à Gethsémani « Abba, Père », de sorte que l’expression « Fils de Dieu » se détache totalement de son enracinement mythologique et politique pour atteindre une signification tout-à-fait nouvelle (que le concile de Nicée traduira avec le vocable grec homoousios, de même nature).
Avant d’aborder les conciles, voici quelques expressions de foi de l’Eglise au II° et III° siècle. Dans un langage très souple et encore très proche du langage de l’Ecriture, elles montrent à l’évidence que les chrétiens n’ont pas attendu le concile de Nicée pour croire en la divinité de Jésus et en sa Rédemption, ni pour croire en la sainte Trinité. Il est d’ailleurs très révélateur que les premières hérésies ont moins nié la divinité du Christ que son humanité vraie. Dès les temps apostoliques, la foi chrétienne a insisté sur la vraie incarnation du Fils de Dieu, "venu dans la chair" (cf. 1Jn 4, 2-3 ; 2 Jn 7).
Ignace évêque d’Antioche, martyr vers l’an 107 (dévoré par les bêtes à Rome), attribue une grande importance à la réalité divine et humaine dans l’unique Christ, avec cette expression à laquelle nous sommes peu habitués : « quand Dieu apparut en forme d’homme » (expression très proche de l’hymne aux Philippiens 2, 6-7).
« Alors était détruite toute magie, et tout lien de malice aboli, l’ignorance était dissipée, et l’ancien royaume ruiné, quand Dieu apparut en forme d’homme, pour une nouveauté de vie éternelle (Rm 6, 4) : ce qui avait été décidé par Dieu commençait à se réaliser. Aussi tout était troublé, car la destruction de la mort se préparait »[1].
En conséquence de sa foi, Ignace écarte d’un simple revers de main les séductions de la gnose (l’auto-rédemption, en bref nous dirions : « je suis Dieu, je me sauve moi-même ») ou des messianismes postchrétiens (sauver le monde sans le Christ) qui émergent déjà, et qui sont encore actuels. De nos jours, on trouve des gnoses dans le nouvel Age, et des messianismes dans de nombreuses idéologies postchrétiennes qui gardent l’idée d’un salut universel, mais sans le Christ, donc par la force des armes.
« Il est bon pour moi de mourir pour m’unir au Christ Jésus. Plus que de régner sur les extrémités de la terre, c’est lui que je cherche, qui est mort pour nous ; lui que je veux, qui est ressuscité pour nous. Mon enfantement approche. Pardonnez-moi, frères : ne m’empêchez pas de vivre. Ne veuillez pas que je meure. Celui qui veut être à Dieu, ne le livrez pas au monde. Ne le séduisez pas par la matière. Laissez-moi recevoir la pure lumière ; quand je serai arrivé là, je serai un homme »[2].
Cette collection de quatorze livres (dont douze seulement sont encore conservés) présente une multitude de voix appartenant à différents siècles et à de nombreuses communautés de païens, de juifs et de chrétiens (avec divers groupes) qui s’entrecoupent et se contredisent.
Les chrétiens tentent de se défendre contre la persécution et l’oppression à la manière d’une Cassandre avec ses clameurs et ses prophéties. Aux autorités romaines ils annoncent le retour de leur puissant Roi et Seigneur, le Dieu Jésus-Christ, le juge de tout ce qui existe. Ils mettent leur foi dans la bouche des sibylles de l’Antiquité afin de gagner le témoignage de figures reconnues et pour justifier leur culte (Ce n’est pas une prophétie des sibylles, mais c’est un style littéraire utilisé pour se faire entendre de leurs contemporains)[3].
« Du ciel viendra un Roi qui l’est pour l’éternité. Toute chair sera jugée par lui quand il sera là, et toute la création. Les croyants et les incroyants contempleront le visage de Dieu, le Très-Haut, avec tous les saints jusqu’à la fin des temps » (VIII 218-221).
On voit ici l’espérance de ces chrétiens : ils sont persécutés, mais ce n’est pas la fin de l’histoire : Dieu jugera le monde. « Ils viendront tous au tribunal de Dieu, tous les rois, lors du Jugement dernier » (VIII 242).
La Croix sera à la fois le sceau et le signe des croyants, et la corne d’abondance de la grâce qui répand sa bénédiction dans le baptême par les douze apôtres (VIII 244 s.). L’auteur résume encore une fois le noyau de sa foi : « Celui qui est maintenant confessé dans des acrostiches[4], notre Dieu, le Sauveur, le Roi immortel, a souffert pour nous » (249 s.).
« Il entre dans la création non pas dans la gloire mais comme un mortel, miséreux, sans honneur, sans forme, afin de donner une espérance aux miséreux » (256 s.).
Tel est le Christ de la période des persécutions. Tout le dogme chrétien est présent, ce sont des expressions fortes, mais souples.
D’une manière solennelle, les actions divines sont dépeintes dans le cadre de l’Incarnation : « Dans les derniers temps le fondement de la terre fut transformé : un petit [enfant] naquit de la Vierge, du sein de Marie. II apporta une lumière neuve. Venant du ciel, il revêtit une forme mortelle. » (VIII. 456-458)
Venant du ciel… L’expression reflète aussi bien l’Annonciation à Marie (Lc 1, 35) que le discours de Jésus (Jn 6).
« Elle prit courage. Le Verbe tomba dans le sein maternel ; charnel avec le temps et dans un corps, il naquit, il devint un garçon par la naissance virginale ; cela fut une grande merveille pour les mortels, mais nullement une grande merveille pour Dieu le Père et Dieu le Fils» (VIII. 469-473)
Voici un dernier exemple précédant le Credo de Nicée.
Au III° siècle, Noët de Smyrne se présenta en déclarant que les paroles de l’Ecriture sur le Père, le Fils et l’Esprit ne sont dites que d’une « unique » personne, autrement dit c’est le Père qui souffre sur la croix, ou bien le Fils n’a pas souffert… Une telle confusion détruit la prédication chrétienne.
Ce à quoi les anciens de Smyrne répondirent :
«"Nous aussi nous glorifions un seul Dieu, mais comme nous savons ; et nous tenons le Christ, mais comme nous savons, Fils de Dieu, qui a souffert comme il a souffert et qui est mort comme il est mort. Qui est ressuscité le troisième jour et qui est monté au ciel, qui est à la droite du Père et qui vient juger les vivants et les morts. Et nous disons ce que nous avons appris". Alors ayant prouvé sa culpabilité, ils le chassèrent de l’Eglise. Et il s’éleva à un si grand orgueil qu’il fonda une secte »[5].
Les anciens de Smyrne ne cherchent pas à entrer dans le mystère, mais ils proclament la foi de l’Evangile « comme nous avons appris », et l’Evangile transmet une foi monothéiste et trinitaire.[6]
© Françoise Breynaert
[1] St IGNACE D’ANTIOCHE, Lettre aux Ephésiens XVIII
[2] St IGNACE D’ANTIOCHE, Lettre aux Romains 6, 1-2 ; SC 10, p. 115, 4° édition 1969.
[3] Cf. Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, de l’âge apostolique au concile de Chalcédoine. Cerf, Paris 2003, p. 242-245
[4] Acrostiche : forme poétique consistant en ce que, lues verticalement de haut en bas, la première lettre ou, parfois, les premiers mots d’une suite de vers composent un mot ou une expression en lien avec le poème.
[5] HIPPOLYTE, Contre les hérésies (P. NAUTIN, Paris, 1949) 235, 18 à 237, 3 (Contre Noët 1)
[6] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid.,p. 204