« Qui me mange vivra lui-même par moi » (Jn 6,57)
Zwingli (1484-1531) le Réformateur qui a inspiré les Eglises Réformées de Suisse et de France, considérait l’Eucharistie comme un banquet festif, où le pain et le vin sont de simples symboles sans présence réelle du Christ.
Pour excuser un peu Zwingli, disons qu’en ce temps-là, étaient un peu oubliées les racines juives du christianisme, et quand on lisait dans l’évangile de l’institution de l’eucharistie « faites ceci en mémoire de moi », certains pensaient que c’était un simple souvenir, oubliant la doctrine traditionnelle qui parlait aussi de présence réelle.
Cette erreur n’aurait pas été commise si l’on avait traduit correctement « faites ceci en mémorial de moi », sachant que le mémorial biblique (en hébreu "zikaron"), et spécialement le mémorial de l’Alliance, loin de s’opposer à la présence réelle de ce qu’il rappelle, la suppose[1]. Quand les Juifs font le mémorial du Sinaï, le Sinaï est réellement présent. Lorsqu’ils font le mémorial de la libération d’Egypte, ils sont ceux qui sont libérés. Typique de cette théologie, ce verset du Deutéronome : « Ce n’est pas avec nos pères que Dieu a conclu cette alliance mais avec nous, nous-mêmes qui sommes ici aujourd’hui tous vivants » (Dt 5, 3). Dans la Pâque juive, il y a du pain azyme, plusieurs coupes de vin, la dernière étant réservée au messie, mais le mémorial ne fonctionne que lorsque commence la liturgie.
L’Eucharistie n’est pas seulement un mémorial, dans le sens où la présence réelle se prolonge en dehors de la liturgie (dans le tabernacle), ou précède la communion. Jésus dépasse les catégories juives. Il a institué la veille de la Pâque juive, ce qui explique que les pharisiens ne veulent pas entrer chez Pilate ou encore que le moment de la crucifixion soit celui de l’immolation des agneaux pascals. Le repas durant lequel Jésus a institué l’Eucharistie est un rite nouveau.
Voilà pourquoi, à côté du vocabulaire biblique ancien « mémorial », nous trouvons un mot nouveau : « transsubstantiation ».
« La très sainte eucharistie a, certes, ceci de commun avec les autres sacrements qu’elle est "le symbole d’une réalité sainte et la forme visible d’une grâce invisible". Mais ce que l’on trouve en elle d’excellent et de particulier est que les autres sacrements ont la vertu de sanctifier lorsque quelqu’un y a recours, alors que dans l’eucharistie se trouve l’auteur même de la sainteté avant qu’on ne la reçoive » (DS 1639).
« En effet, les apôtres n’avaient pas encore reçu l’eucharistie de la main du Seigneur Mt 26,26 ; Mc 14,22 qu’il affirmait pourtant que c’était vraiment son Corps qu’il présentait ; et ce fut toujours la foi dans l’Eglise de Dieu que, immédiatement après la consécration, le véritable Corps et le véritable Sang de notre Seigneur se trouvaient sous les espèces du pain et du vin en même temps que son âme et sa divinité. Certes, si le Corps se trouve sous l’espèce du pain, et le Sang sous l’espèce du vin par la vertu des paroles, le Corps lui-même est aussi sous l’espèce du vin, et le Sang sous l’espèce du pain, et l’âme sous les deux espèces, en vertu de cette connexion naturelle et de cette concomitance qui unissent entre elles les parties du Christ Seigneur qui, ressuscité des morts, ne meurt plus Rm 6,9. La divinité est unie, à cause de cette admirable union hypostatique avec son corps et son âme » (DS 1640).
« Parce que le Christ notre Rédempteur a dit qu’était vraiment son corps ce qu’il offrait sous l’espèce du pain Mt 26,26-29 ; Mc 14,22-25 ; Lc 22,19 ; 1Co 11,24-26 on a toujours été persuadé dans l’Eglise de Dieu - et c’est ce que déclare de nouveau aujourd’hui ce saint concile - que par la consécration du pain et du vin se fait un changement de toute la substance du pain en la substance du corps du Christ notre Seigneur et de toute la substance du vin en la substance de son sang. Ce changement a été justement et proprement appelé, par la sainte Eglise catholique, transsubstantiation » (DS 1642).
Les pères du concile de Trente sont des hommes de prière, ils ont le sens du mystère. « Pour les hommes c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible » (Mt 19, 26). S’il faut bien mettre des mots, notamment pour répondre aux protestants et à Zwingli, l’Eucharistie est surtout un mystère ineffable, les pères du concile le savent et ils le disent : c’est un mystère « que nous pouvons à peine exprimer par des mots ».
« En premier lieu, le saint concile enseigne et professe ouvertement et sans détour que, dans le vénérable sacrement de la sainte eucharistie, après la consécration du pain et du vin, notre Seigneur Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme, est vraiment, réellement et substantiellement contenu sous l’apparence de ces réalités sensibles. Il n’y a en effet aucune opposition à ce que notre Sauveur lui-même siège toujours dans les cieux à la droite du Père, selon un mode d’existence qui est surnaturel, et à ce que néanmoins il soit pour nous sacramentellement présent en de nombreux autres lieux en sa substance, par un mode d’existence que nous pouvons à peine exprimer par des mots, et que nous pouvons cependant reconnaître et constamment croire comme possible à Dieu Mt 19,26 ; Lc 18,27 par notre pensée éclairée par la foi » (DS 1636).
« C’est ainsi en effet que tous nos ancêtres, qui ont tous été dans la véritable Eglise du Christ et ont traité de ce très saint sacrement, ont professé très ouvertement que notre Rédempteur a institué ce sacrement si admirable lors de la dernière Cène, lorsque, après avoir béni le pain et le vin, il attesta en termes clairs et précis qu’il leur donnait son propre Corps et son propre Sang. Ces paroles, rappelées par les saints évangélistes Mt 26,26-29 ; Mc 14,22-25 ; Lc 22,19-20 et répétées ensuite par saint Paul 1Co 11,24-25, se présentent en un sens propre et très clair, selon ce que les Pères ont compris. Aussi est-ce le scandale le plus indigne de voir certains hommes querelleurs et pervers les ramener à des figures de style sans consistance et imaginaires, par lesquels est niée la vérité de la Chair et du Sang du Christ, contre le sentiment universel de l’Eglise, elle qui en tant que colonne et fondement de la vérité 1Tm 3,15 déteste comme sataniques ces inventions imaginées par des hommes impies, elle qui reconnaît, d’un esprit qui sait toujours rendre grâces et se souvenir, cet insigne bienfait du Christ » (DS 1637)
Après avoir ainsi reproché aux protestants leurs erreurs, le concile continue de s’émerveiller, en suivant les textes du Nouveau Testament, et médite sur les raisons de ce sacrement :
« Donc, notre Sauveur, allant quitter ce monde pour le Père, a institué ce sacrement dans lequel il a en quelque sorte répandu les richesses de son amour divin pour les hommes, "laissant un mémorial de ses merveilles" Ps 110,4, et il nous a donné dans la réception de ce sacrement de célébrer sa mémoire Lc 22,19 ; 1Co 11,24 et d’annoncer sa mort jusqu’à ce qu’il vienne 1Co 11,26 pour juger lui-même le monde.
Il a voulu ce sacrement comme aliment spirituel des âmes Mt 26,26 qui nourrit et fortifie ceux qui vivent de sa vie, lui qui a dit "qui me mange vivra lui-même par moi" Jn 6,57, et comme antidote nous libérant des fautes quotidiennes et nous préservant des péchés mortels.
Il a voulu, en outre, que ce soit le gage de notre gloire à venir et de notre félicité éternelle, en même temps qu’un symbole de cet unique corps dont il est lui-même la tête 1Co 11,3 ; Ep 5,23 et auquel Il a voulu que nous, en tant que ses membres, nous soyons attachés par les liens les plus étroits de la foi, de l’espérance et de la charité, en sorte que nous disions tous la même chose et qu’il n’y ait pas de divisions parmi nous 1Co 1,10 » (DS 1638).
En évoquant l’unique corps dont il est lui-même la tête, le concile présente déjà l’Eglise comme corps mystique du Christ, (mystique au sens de mystagogique, sacramentel). Jésus nous incorpore en lui. La rédemption n’est pas extérieure. Rappelons dans le parcours biblique, le Christ est le Fils de l’homme, qui dans l’ancien testament désigne le royaume, communautairement : le Christ, Fils de l’homme, nous incorpore en lui.
L’Eucharistie ne remplace pas la confession pour les fautes graves, mais il nous fortifie pour nous en préserver, et il nous guérit des petites fautes.
« S’il ne convient pas que qui que ce soit s’approche d’une fonction sacrée si ce n’est saintement, à coup sûr plus un chrétien découvre la sainteté et le caractère divin de ce sacrement céleste, plus il doit diligemment veiller à ne s’en approcher pour le recevoir qu’avec grand respect et sainteté, d’autant plus que nous lisons dans l’Apôtre ces mots pleins de crainte : "Qui mange et boit indignement, mange et boit sa condamnation, ne discernant pas le corps du Christ" 1Co 11,29. C’est pourquoi il faut rappeler à qui veut communier le commandement : "Que l’homme s’éprouve lui-même" 1Co 11,28 » (DS 1646).
Quand il y a un péché mortel[2], il faut d’abord aller se confesser, puis communier. Si nous nous jugeons nous-mêmes comme étant suffisamment contrits, nous sommes dans la présomption. Dieu veut pour nous l’objectivité du sacrement de la confession (objectivité de l’aveu, objectivité de la parole d’absolution).
« La coutume de l’Eglise montre clairement que cette épreuve est nécessaire pour que personne en ayant conscience d’un péché mortel, quelque contrit qu’il s’estime, ne s’approche de la sainte eucharistie sans une confession sacramentelle préalable.
Ce saint concile a décrété que cela devait être observé toujours par tous les chrétiens, même par les prêtres qui sont tenus par office de célébrer, du moment qu’ils peuvent avoir recours à un confesseur. Que si, en raison d’une nécessité urgente, un prêtre a dû célébrer sans confession préalable qu’il se confesse le plus tôt possible » (DS 1647).
Ce que dit le concile de Trente n’est pas supprimé par la discipline actuelle de l’Eglise. Du fait de la transsubstantiation, terme repris dans le récent catéchisme (CEC 1373 et 1413), on ne jette pas à l’évier le reste de la coupe de vin, on la boit, on rince avec de l’eau que l’on boit. Et on garde le pain consacré dans un tabernacle solide. De même, l’Eucharistie requiert une préparation.
Moins focalisé sur ces deux questions, le récent catéchisme exprime le mystère dans son ensemble :
« Il nous faut donc considérer l’Eucharistie :
- comme action de grâce et louange au Père,
- comme mémorial sacrificiel du Christ et de son Corps,
- comme présence du Christ par la puissance de sa Parole et de son Esprit » (CEC 1358).
© Françoise Breynaert
[1] Cf. Joachim JEREMIAS, Die Abendmahlsworte Jesu, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1935.
[2] « Pour qu’un péché soit mortel trois conditions sont ensemble requises: "Est péché mortel tout péché - qui a pour objet une matière grave, - et qui est commis en pleine conscience - et de propos délibéré" » (CEC 1857). « La matière grave est précisée par les Dix commandements selon la réponse de Jésus au jeune homme riche : "Ne tue pas, ne commets pas d’adultère, ne vole pas, ne porte pas de faux témoignage, ne fais pas de tort, honore ton père et ta mère" (Mc 10,18) » (CEC 1858), ainsi que l’interdiction de la magie et de toute forme d’occultisme.