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Il est possible d’appréhender l’époque de Jésus, en considérant que la Mishna repose sur une tradition orale, et, surtout, en s’intéressant aux « baraïtot » (singulier : baraïta), ce qui signifie littéralement un enseignement « extérieur », c’est-à-dire non incorporé à la Mishna. L’époque des maîtres Tannaïm (au singulier Tanna) est définie de manière variable[1] :
- de Hillel jusqu’au début de l’ère chrétienne, selon Joseph Ibn Aqnin, élève de Maïmonide,
- depuis Siméon le juste (300 ans avant J.-C.), selon Abraham Ibn Daud’s sefer ha-Qabbalah XII° siècle,
- ou depuis la chute du temple en l’an 70, selon Yohanan ben Akkai, ou encore depuis la révolte de Bar Kokhba en 135, selon Rabbi[2].
Les maîtres Tannaïm ont ensuite été commentés par les Amoraïm jusque vers l'an 500, de sorte que les baraïtot, absentes de la Mishna, peuvent être lues dans le Talmud de Babylone.
Dans la tradition rabbinique, à côté du Messie ou du Rédempteur personnel, il y a place pour d’autres personnages, des « justes »[3], qui ont un rôle sans aucun doute secondaire mais pas pour autant négligeable.
Le juste, pilier du monde :
Du verset « Le juste est le fondement du monde » (Pr 10, 25), les Tannaïm inféraient déjà qu’un seul juste équivaut au monde tout entier[4].
R. Hiyya bar Abba transmet au nom de R. Yohanan : « Aucun juste ne peut quitter ce monde avant qu’un autre juste ne soit créé, selon le verset : Le soleil se lève, le soleil se couche - avant que n’ait disparu le soleil d’Eli, le soleil de Samuel de Rama s’était levé. »[5]
Et ailleurs : « R. Hiyya bar Abba dit en outre au nom de R. Yohanan : Un seul juste suffit à maintenir l’existence du monde, selon le verset, Le juste est le fondement du monde »[6].
Le juste amène un influx de bienfaits :
Genèse Rabba prend l’exemple de Noé :
« Lorsque le saint, béni-soit-Il, créa l’homme, il lui conféra la souveraineté sur toute chose : la vache se pliait à la volonté du laboureur, la porte obéissait au menuisier. Mais après que l’homme eut péché, Dieu les fit se rebeller contre lui : la vache n’obéissait plus au laboureur, ni la porte au menuisier. Toutefois, lorsque vint Noé, à nouveau ils se soumirent »[7].
Ce thème réapparait dans les commentaires des Amoraïm [des sages plus tardifs] sur la naissance d’Isaac et de Moïse »[8].
Ajoutons que :
Le juste fait des reproches aux méchants[9].
Le juste plaide la cause de ses semblables à l’heure du jugement[10].
L’activité du juste et l’influence de ses mérites ne cessent pas après sa mort[11].
Dans la tradition juive tardive (Amoraïm[12]), paradoxalement, ceux qui ont fait bénéficier la communauté de leurs mérites vont être eux-mêmes envoyés étudier la Torah : « Et Abraham retourna auprès des jeunes gens - où était donc Isaac ? [Abraham] l’envoya auprès de Shem pour étudier la Torah »[13]. Ceci signifie que le rôle majeur du juste devient subordonné au rôle de la Torah et du cercle des sages qui en fixent l’interprétation.
Jésus. Marie.
Le juste par excellence, pour un chrétien, c’est Jésus, il est le seul qui soit le rédempteur du péché originel.
Aux autres justes, la mère de Jésus et tous les saints, la foi chrétienne attribue volontiers les autres rôles que la tradition juive attribue aux justes : plaider la cause des hommes à l’heure du jugement ; continuer d’avoir une influence bénéfique après leur mort.
Juifs et Chrétiens finalement prennent « deux chemins » : pour les Chrétiens, le juste Jésus devient parole vivante ; pour les Juifs (Amoraïm), la Torah et le cercle des sages dominent (et jugent) le juste.
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L’Écriture et le judaïsme extrabiblique enseignent que les pères et les mères de l’ancienne alliance ont acquis des mérites devant le Seigneur, ils peuvent alors intercéder, ils deviennent pères et mères spirituelles du peuple[14].
En voici des exemples :
Le Psaume 68,7 - qui récite: « [Dieu] fait sortir les prisonniers avec joie [hébreu : bakkôshârôt] » - est interprété ainsi par le Midrash : les prisonniers sont les Juifs esclaves en Egypte, libérés en récompense de la « justice des femmes » [= bakkôshârôt][15]. Cette justice est en particulier la pudeur et la pureté des mœurs. Sarah, notre mère descendue en Egypte, ceignit ses hanches contre l’impudeur (Gn 20), et toutes les femmes furent protégées grâce à elle.
La bénédiction de Jacob pour Joseph (Gn 49,25) lui souhaite de posséder une terre qui produise des fruits exquis, ceci, selon le Talmud, grâce aux mérites de Sarah, Rébecca, Rachel et Léa[16].
Le jour du Kippour, Aaron entra dans le saint des saints pour expier les péchés du peuple. On raconte alors que « Satan entra pour accuser Israël mais quand il vit Aaron, il s’enfuit à cause de tant d’actes méritoires qui entrèrent avec lui. Les mérites des patriarches entrèrent avec lui et les mérites des matriarches entrèrent avec lui, les mérites des douze tribus entrèrent avec lui, etc. »[17]
Il existe donc dans le judaïsme ancien un bain culturel et spirituel qui considère que les pères et les mères de l’ancienne alliance ont acquis des mérites devant le Seigneur.
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Mais les mérites des patriarches et des matriarches n’ont pas partout le même sens[18].
Le sens des mérites dans le courant officiel :
Plus on s’éloigne de la période du second temple et plus la mention de la foi se fait rare dans le judaïsme. La Torah est de plus en plus perçue comme préexistante et immuable. Il n’y a plus à attendre du ciel, par la foi, une nouvelle révélation. Dans le courant officiel, les patriarches méritent par une obéissance anticipée aux commandements de la Torah, qui est immuable.
Comment mérite-t-on ? Par les œuvres.
On mérite « par les œuvres » autrement dit « par l’obéissance », obéissance à la volonté de Dieu que l’on croit connaître suffisamment. Même Abraham, qui n’avait pas la Torah donnée à Moïse, connaissait la Torah et le Temple qui ont servi de modèle à la création, et aucune faute n’a obscurci l’accès à cette Torah, qu’Abraham connaissait donc. Les actes d’Abraham (Gn 18, 16) sont donc considérés comme méritoires. De même, les matriarches méritent « par la justice = [hébreu : qashar: bonté, rectitude, capacité] ».
Que mérite-t-on ? L’exode, la bénédiction, le pardon du Yom kippour ; Benjamin mérite le temple, la Shekhinah, sur son territoire[19] ; tous les actes d’Abraham (Gn 18, 16) sont à l’origine des actes de Dieu pendant l’exode – la manne, l’eau, les cailles, la nuée, la protection du fléau. Le targum de Jérusalem parle des mères qui méritent que les fils d’Israël n’entrent pas dans la Géhenne[20].
On n’attend pas un nouveau pardon, les mérites des œuvres sont toujours suffisants pour obtenir le pardon du Yom Kippour et pour obtenir que les fils n’aillent pas dans la Géhenne.
Et puisque l’on croit que Dieu s’est suffisamment révélé, on n’attend pas l’Incarnation.
Le sens des mérites dans le courant "ouvert" :
Dans le courant "ouvert", Abraham et le peuple méritent par sa foi, ils méritent l’exode et le retour de l’exil.
Comment mérite-t-on ? On ne dit pas que l’on mérite par les œuvres, parce que l’on considère que notre esprit est trop enténébré pour connaître le bien, la Torah, qui est céleste. On mérite donc par la foi. Le peuple crut et ils entendirent… (Ex 4, 31).
Que mérite-t-on ? L’exode (que Dieu fende la mer)[21] ; le retour d’exil ; les exilés sont rentrés de l’exil par la foi. Mais on mérite aussi le dévoilement de la Torah, et la présence de Dieu dans le temple, ou dans un autre langage, le temple non fait de main d’homme. On mérite aussi le roi messianique, le royaume. Tout cela en effet était remonté au ciel car Dieu se retire lorsqu’il n’est pas désiré. Le dévoilement des réalités du ciel est attendu.
Saint Paul hérite de ce courant théologique lorsqu’il dit : « Abraham crut en Dieu, et ce lui fut compté comme justice » (Gn 15, 6 ; Rm 4, 1).
Jean Baptiste se situe aussi dans ce courant en marge du temple où il aurait dû officier comme son père Zacharie ; la Vierge Marie aussi, en accueillant un ange, et en s’ouvrant à la révélation du Fils, Verbe Incarné.
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Nous venons de voir que selon la tradition juive, un juste peut mériter, c’est-à-dire attirer une présence ou une grâce divine. Elargissons l’horizon : le Seigneur ne donne pas seulement ses grâces en considérant les justes du passé ou du présent : il va jusqu’à anticiper l’avenir[22].
Prenons un exemple : quelle est la cause de la traversée miraculeuse de la Mer Rouge ? Est-ce le mérite d’Abraham [solution 1] ? Est-ce le mérite du peuple [solution 2] ? Ou est-ce parce que le Seigneur décide de donner cette grâce « en vue » du mérite de la Jérusalem future [solution 3] ?
La tradition juive accepte les trois solutions (notons au passage que le mérite peut consister simplement dans l’acte de foi).
« Shemaya dit :
La confiance que notre père Abraham mit en Moi suffit pour que Je partage la mer pour eux, selon les mots : Et il crut en YHVH, et cela lui fut imputé à justice (Gn 15,6). [solution 1]
Avtalyon dit :
Il suffit qu’ils aient confiance en Moi et cru fermement que J’allais partager la mer pour eux, selon les mots : Et le peuple crut et quand ils entendirent... (Ex 4, 31) [solution 2] »[23].
Mais il existe une autre opinion qui attribue les évènements au mérite des grandes actions à venir : ainsi Dieu ne partage pas la mer en vertu du mérite d’Abraham ou du peuple présent à ce moment-là, mais en vertu du but ultime, la réalisation de Jérusalem :
« Pourquoi cries-tu vers Moi ? - en vertu (ou par le mérite) de Jérusalem Je partagerai pour eux la mer... »[24] [solution 3]
Le Tanna R. Néhémiah déclare que « les Israélites sortirent d’Egypte en raison de la Torah qu’ils allaient recevoir. »[25] [solution 3]
Le Tanna R. Yehudah ben rabbi Ilea’ï explique pourquoi Nathan dit à David que ce n’est pas lui qui construira le Temple :
« [...] Le saint, béni soit-il, répondit : Il M’est dévoilé qu’Israël est destiné à pécher et je donnerai libre cours à Ma colère en la déchaînant contre le sanctuaire et en le détruisant, mais les Israélites seront sauvés. »[26]
Ainsi ce ne sont pas les actions de David qui empêchèrent qu’il construise le Temple, mais le sort de son peuple dans un avenir lointain. [Solution 3]
Toutefois, l’homme ne doit jamais se préoccuper lui-même de cet avenir :
« Qu’as-tu à te préoccuper des mystères du Miséricordieux ? Tu dois faire ce qui t’est ordonné et ce qui est Sa volonté adviendra. »[27]
Jésus. Marie.
Cette richesse théologique, ou cette « pluralité des causes », se retrouve aussi dans la pensée chrétienne.
Prenons un premier exemple : le miracle de Cana (Jn 2, 1-12), premier et prototype de tous les signes de Jésus[28].
- On peut dire que ce miracle est causé par le mérite des pères, en incluant Marie parmi les mères en Israël, elle a le mérite de prévenir son fils du manque de vin et de prier avec foi.
- On peut dire que ce miracle est causé par le mérite du peuple, en particulier les servants qui remplissent d’eau les jarres jusqu’au bord.
- On peut dire que ce miracle est causé par ce qui doit advenir dans le futur, notamment la prédication de Jésus qui donnera « le vin de la Torah messianique », puis, quand l’heure sera venue, le vin de son sang et de l’eucharistie.
Prenons un second exemple : l’incarnation est causée par Dieu qui voit ce qui doit advenir : la rédemption par son Fils Jésus. Elle est aussi causée par la réponse de Marie et par sa foi (Lc 1, 38).
Et un troisième exemple : l’Immaculée conception est causée en vue de la maternité divine et par anticipation des mérites du Christ[29]. L’argument de Duns Scot (†1308) est en fait – mais pouvait-il le savoir ? – la reprise d’un mode de pensée judaïque.
Ceci étant dit, il faut, avec Benoît XVI, préciser les limites du mérite, toujours disproportionné au don de Dieu, et souligner l’importance de l’attitude d’ouverture :
« Assurément, nous ne pouvons pas "construire" le règne de Dieu de nos propres forces – ce que nous construisons demeure toujours le règne de l'homme avec toutes les limites qui sont propres à la nature humaine. Le règne de Dieu est un don, et c’est pourquoi justement il est grand et beau, et il constitue la réponse à l'espérance. Et nous ne pouvons pas – pour utiliser la terminologie classique – "mériter" le ciel grâce à "nos propres œuvres". Il est toujours plus que ce que nous méritons ; il en va de même pour le fait d'être aimé qui n'est jamais une chose "méritée", mais toujours un don. Cependant, avec toute notre conscience de la "plus-value" du "ciel", il n'en reste pas moins toujours vrai que notre agir n'est pas indifférent devant Dieu et qu'il n'est donc pas non plus indifférent pour le déroulement de l'histoire. Nous pouvons nous ouvrir nous-mêmes, ainsi que le monde, à l'entrée de Dieu: de la vérité, de l'amour, du bien. C'est ce qu'ont fait les saints, qui, comme "collaborateurs de Dieu", ont contribué au salut du monde (cf. 1 Co 3, 9; 1 Th 3, 2). »[30]
[1] Günter STEMBERGER, Introduction to the Talmud and Midrash, T&T Clarck, Edinburgh 1996, p. 177
[2] Günter STEMBERGER,Ibid., p. 2
[3] Cf. Ephraïm URBACH, Les sages d’Israël, Ibid., p. 505-523.
[4] Mekhilta de Rabbi Ishmaël, shira I, p. 118 ; voir Genèse Rabba XXX, 1
[5] Talmud de Babylone, Yoma 38b
[6] Talmud de Babylone, Yoma 38b
[9] TALMUD DE BABYLONE, Shabbat 55°
[10]Genese Rabba XXXIII,3
[11] TALMUD DE BABYLONE, Mo’edQatan 28a
[12] Les maîtres Tannaïm ont ensuite été commentés par les Amoraïm jusque vers l'an 500, de sorte que les baraïtot, absentes de la Mishna, peuvent être lues dans le Talmud de Babylone.
[14] Cf. R. LE DEAULT, Aspects de l’intercession dans le Judaïsme ancien, dans « Journal for the study of judaism » n°1 (1970), p.33-57. et A. SERRA, Miryam, figlia di Sion, la Donna di Nazaret e il femminile a partire dal giudaismo antico. Ed. Paoline, Milano, 1997, pp.110-114
[15] Nombres Rabbah 3,6 sur Nombres 3,14. La Mekhilta de Rabbi Ishmael (traité Pischà, c. 16° 13,4) attribue cette interprétation à Rabbi Natan (vers 160).
[16] TALMUD DE JERUSALEM I, II sur Dt 33,15
[17]W. G. BRAUDE Pesikta Rabbati, Discourses for feast, fasts and Special Shabbaths. Vol II, Yale Ubiversity Press, New haven and London 1968, pp. 806-807.
[18]Les deux courants s’opposent sur le fait d’attendre ou non une nouvelle révélation, une ouverture du ciel; mais ils ne s’opposent pas sur la dialectique des œuvres et de la foi : on ne peut pas avoir la foi sans les œuvres et réciproquement, sur ce sujet, il s’agit simplement d’accents différents.
[19]Mekhilta sur Exode 14, 22, 31 édition Horowitz, p. 115, ligne 11
[20] Targum du Pentateuque sur Exode 40, 8.
[21] Mekhilta de rabbi Ismael sur Exode 14, 15 édition Horowitz, p. 99, ligne 1-4
[22] Cf. Ephraïm URBACH, Ibid., p. 516-517 et 538.
[23] Mekhilta de rabbi Ishmael, va-yehi III, p. 99
[24] Mekhilta de rabbi Ishmael, va-yehi III, p. 97
[25] Midrash tehillim CXIV, 5, p. 472
[26] Midrash tehillim LXII, 4, p. 309
[27] TALMUD DE BABYLONE, Berakhot 10a
[28]Cf. ST JEAN-PAUL II, Audience du 5 mars 1997
[29]DUNS SCOT,En III sententiarum, d 3, q 1. Pie IX, Bulle « Ineffabilis Deus » du 8 Décembre 1854 ; St JEAN-PAUL II, audience générale du 5 juin 1996, § 4
[30]BENOIT XVI, Encyclique Spe Salvi § 35. Le concile de Trente, largement étudié dans notre « parcours christologique », explicite tout cela.
© Françoise Breynaert