Introduction (Extraits)

            Pour recevoir le salut éternel, il est nécessaire d’invoquer le Christ, et on ne peut pas l’invoquer sans adhérer à lui par la foi et l’amour, et on ne peut pas croire sans d’abord l’entendre, sans d’abord recevoir une prédication (Rm 10, 13-14). Jésus est le Rédempteur, il est apparu pour détruire les œuvres du diable (1Jean 3, 8). La déclaration Dominus Iesus de la Congrégation pour la Doctrine de la foi « sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ » (6 août 2000) a réaffirmé que c’est par Jésus seul que l’homme - que tout homme- est sauvé. Et pourtant, à beaucoup de théologiens, cela semble contredire l’idée que tout homme peut être sauvé (Vatican II, Lumen gentium 16). Nous verrons qu’en renouant avec la prédication lumineuse de Jésus aux morts (Jn 5, 25 etc.), il devient possible de dire que le Christ, dans sa Personne divine incarnée, « s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme » et il « offre à tous les hommes, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal » (Vatican II, Gaudium et Spes 22). C’est une perspective ancienne mais qui est nouvelle car elle a été oubliée pendant des siècles en Occident.

            Les premiers pères de l’Eglise (Saint Clément d’Alexandrie, Hermas, saint Hilaire de Poitiers etc.) enseignaient la rencontre du Christ avec les défunts, ils commentaient les textes du Nouveau Testament qui évoquent la prédication du Christ aux morts (Jn 5, 25-27 ; 1P 4, 6). Le passage de la mort a donc une consistance existentielle.

            Saint Augustin (354-430), évêque d’Hippone, a composé une imposante œuvre écrite, en latin mais il a ôté de l’édifice de la doctrine chrétienne la prédication du Christ aux défunts (Jn 5, 25) : il est le premier à ne plus lire Jn 5, 25-27 comme une rencontre entre le Christ et les défunts[1]. Au plan collectif, il donne aussi aux versets d’Apocalypse 20, 4-6 une signification purement terrestre[2]. Les conséquences ne sont pas apparues tout de suite, elles se sont développées au fil des siècles.

            Progressivement, par déduction logique, certains en sont arrivés à penser que les non- chrétiens sont damnés (par quel « Dieu d’amour » ?). Une certaine compréhension de l’expression « hors de l’Eglise point de salut » est devenue intenable. Première catégorie d’impasses.

            En compensation, progressivement, saint Thomas d’Aquin avait suggéré que les non-chrétiens pouvaient avoir une foi implicite[3]. A sa suite, et logiquement, K. Rahner suggère l’existence de « chrétiens anonymes », chrétiens sans le savoir. Finalement, on a dit, et en haut lieu, que la rédemption du Christ est reçue sans annonce du Christ[4]. Toutes ces choses sont impossibles (seconde catégorie d’impasses) : « En effet, quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. Mais comment l’invoquer sans d’abord croire en lui ? Et comment croire sans d’abord l’entendre ? Et comment entendre sans prédicateur ? » (Rm 10, 13-14)

            Dire que la rédemption du Christ est reçue sans contact avec le Christ a pour corollaire le fait que le salut n’a pas lieu dans une véritable rencontre vivante, et cela amène une impasse morale et théologique (troisième catégorie d’impasses) : « Parfois, dans les discussions sur les problèmes nouveaux et complexes en matière morale, il peut sembler que la morale chrétienne soit en elle-même trop difficile, trop ardue à comprendre et presque impossible à mettre en pratique. C’est faux, car, pour l’exprimer avec la simplicité du langage évangélique, elle consiste à suivre le Christ, à s’abandonner à Lui, à se laisser transformer et renouveler par sa grâce et par sa miséricorde qui nous rejoignent dans la vie de communion de son Eglise. » (Jean-Paul II, Veritatis Splendor 119)

            Toujours avec la bonne intention de ne pas dire que les non-chrétiens sont damnés, certains ont pensé que le contact, plus ou moins vague, avec l’Eglise pouvait être équivalent au contact avec le Christ. On passe de l’image de l’Eglise comme « corps du Christ » (1Co 12) à une identification physique ou morale de l’Eglise avec le Christ, ce qui est une erreur (Quatrième catégorie d’impasses)[5].

            Si nous disons qu’avant l’Incarnation tous les hommes ont eu un contact avec le Sauveur, alors l’Incarnation est inutile ! (Cinquième catégorie d’impasses). En corollaire, évoquer Marie dans le mystère du Christ devient négligeable. Bien vite, le discours sur Marie dans le mystère de l’Eglise perd sa valeur.

            Un autre type de raisonnement, tout aussi contradictoire avec le Nouveau Testament, a été d’imaginer que l’enfer ne soit que virtuel. Mais alors était-ce bien la peine que Jésus parle de l’enfer et accomplisse la Rédemption au prix de la croix ? (Sixième catégorie d’impasses). C’est pourtant le raisonnement d’un très grand théologien, Urs von Balthasar. Le volume et la complexité de son œuvre écrite ne parviennent pas à cacher ni la contradiction interne ni l’omission de cette vérité que le Christ est venu pour détruire l’œuvre du diable (1Jn 3, 8 : si diable il y a, l’enfer n’est donc ni vide, ni virtuel).

            Si l’enfer n’est que virtuel, on pourrait dire aussi que le bien et le mal n’existent pas et qu’il n’existe que des choses plus ou moins justes selon le contexte. Ce serait une régression non seulement en deçà du christianisme mais en deçà de toute la quête de sens de l’humanité qui, nous l’avons vu, traduit l’existence en nous d’une loi naturelle (Septième catégorie d’impasses).

            Il faut au contraire dire que « l’autonomie de la raison ne peut pas signifier la création des valeurs et des normes morales par la raison elle-même »[6].

            Saint Augustin n’avait fait qu’amorcer un tournant. Les siècles de réflexion logique se sont chargés d’en tirer les conséquences, et elles sont immenses. Saint Augustin en serait sans doute effrayé… Son intention était tellement modeste, il voulait simplement, au plan pastoral, réveiller les chrétiens et leur dire de ne pas attendre l’heure de la mort pour se convertir.

                Il est urgent de revenir au Credo : "Il (le Christ mort et enseveli) est descendu aux enfers". Comment comprendre cette affirmation de la foi, sinon en ce sens que dans sa mort Jésus est allé à la rencontre de tous les morts qui l’ont précédé pour leur offrir le salut! En effet : « [La Bonne nouvelle aux morts] est la phase ultime de la mission messianique de Jésus, phase condensée dans le temps mais immensément vaste dans sa signification réelle d’extension de l’œuvre rédemptrice à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux. » (Catéchisme de l’Eglise catholique 634).

            Dès lors, la christologie retrouve son équilibre et sa complétude, sa cohérence et sa simplicité ! C’est la raison pour laquelle j’ai composé ce nouveau livre : Françoise Breynaert, Parcours de christologie du II au XXI° siècle. Imprimatur. Parole et Silence, Paris 2016. 


[1] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIII, 1, 1.

[2] Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XX, 7.

[3] Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I-IIa Qu.106 a.1 solutions.

[4] Conseil Pontifical pour le Dialogue Inter-religieux, et la Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples, Dialogue et annonce19 mai 1991 (n° 29).

[5] « On en trouve, en effet qui, ne remarquant pas assez que saint Paul n’emploie ici les mots qu’au sens figuré, et ne distinguant pas, comme il le faut absolument, les sens particuliers et propres de corps physique, moral, mystique, introduisent une fausse notion d’unité, quand ils font s’unir et se fondre en une personne physique le divin Rédempteur et les membres de l’Eglise et tandis qu’ils accordent aux hommes des attributs divins, ils soumettent le Christ Notre-Seigneur aux erreurs et à l’inclination au mal de l’humaine nature. Ce n’est pas seulement la foi et la doctrine des Pères qui répudient absolument cette doctrine erronée, mais aussi la pensée et l’enseignement de l’Apôtre des Gentils qui, tout en unissant d’un lien merveilleux le Christ et son Corps mystique, les oppose pourtant l’un à l’autre comme l’Epoux et l’Epouse (Eph 5, 22-23) ». (Pie XII, Lettre encyclique Mystici Corporis, 1943)

[6] Jean-Paul II, Encyclique Veritatis Splendor § 40 

Date de dernière mise à jour : 06/08/2020