Les limbes et la bonne nouvelle aux défunts (1P 4,6)

Commençons par la finale de l’évangile de Marc (Pierre) : « Celui qui aura cru et aura été baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croira pas sera condamné » (Mc 16, 16). Le baptême, sur la terre, apporte le salut. Mais il n’est pas dit que celui qui n’est pas baptisé ne sera pas sauvé dans l’éternité, il est seulement dit que celui qui ne croira pas sera condamné. La seconde partie de la phrase concerne l’heure où « les morts entendent la voix du fils de l’homme et ceux qui l'auront entendue (accueillie) vivront » (Jn 5, 25)…

Deux paragraphes du catéchisme de l’Eglise catholique § 634-635 particulièrement voulus par celui qui devint Benoît XVI,  ont encore trop peu attiré l’attention. Ils commencent par ces mots : « La Bonne Nouvelle a été également annoncée aux morts ... » (1P 4,6). Puis ils commentent aussi le verset Jn 5, 25 et le passage du Credo sur la descente de Jésus aux enfers qui concerne « tous les hommes de tous les temps », jusqu’à nos jours. Le paragraphe 1022 parle de la rétribution « dès la mort ». Que cette rétribution soit ici qualifiée « d’immédiate » ne contredit pas les paragraphes 634-635 : la rencontre avec le Christ et sa bonne nouvelle font partie du passage de « la mort » et n’enlèvent rien à « l’unique médiation » du Christ.

Mon livre « la Bonne nouvelle aux défunts » (éditions via Romana) est un commentaire de ces deux paragraphes. C’est une grossière caricature que de résumer tout cela en disant qu’il s’agirait de « rechercher le salut dans la mort » ! En fait, ces deux paragraphes du récent catéchisme sont la clé pour éviter des erreurs qui, nous allons l’expliquer ne remontent pas simplement à Vatican II (« erreurs modernistes »), mais ont leurs racines bien avant !

Quelque chose de mystérieux se passe dans le passage de la mort. Ceux qui le refusent imposent l’idée que le sort éternel de tout homme serait fixé sur terre, en particulier lors de son dernier soupir, à l’instant « t » ‒ d’où la terreur de la dernière pensée qui pourrait anéantir toute une vie de conversion. Puis au moment « t+1 », le défunt se retrouverait instantanément dans l’une des salles de l’Au-Delà : le Ciel éternel pour les Saints, l’Enfer éternel pour les damnés, et le Purgatoire temporaire pour les ni saints ni damnés. Ils passent à côté du mystère.

La foi chrétienne est la foi en Quelqu’un qui a dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie », ce n’est pas un catalogue de formule. Nous allons donc avancer doucement.

Commençons par un regard sur le langage des chrétiens d’Orient. Ils ont dans leur vocabulaire un mot que nous n’avons pas : le mot araméen « Qourbana » qui signifie à la fois l’offrande que l’on présente et la Rencontre, et de là, les Saints Mystères eucharistiques. Pendant des siècles, le mot araméen « Qourbana » n’avait pas d’équivalent en latin ou en grec ‒ le mot rencontre est un mot récent, que ce soit en français [1] ou dans les autres langues européennes. C’est bien dommage.

Comment une orientation définitive pourrait-elle être prise sinon devant Jésus, dans une rencontre avec Lui ? Les convertis disent précisément avoir rencontré Jésus, et que cette Rencontre a changé leur vie ! Mais les courants modernistes trouvent cela dérangeant. Pour eux, les sacrements sont seulement des occasions de montrer qu’on appartient au club « Eglise », celui des chrétiens conscients de l’être (les autres hommes étant des « chrétiens anonymes », explique Karl Rahner !). A la vérité, la théologie occidentale ne sait pas ce qu’est la Rencontre. Il ne s’agit pas de proposer une théologie laxiste. Une rencontre peut bien se passer, mais aussi finir mal (Jésus a évoqué un « péché contre l'Esprit »). Il s’agit de comprendre un mystère.

Il est évident que l’enseignement moral de Jésus est très important, mais l’Evangile ne s’y limite pas. Jésus est formel : « Laissez les petits enfants et ne les empêchez pas de venir à moi ; car c'est à leurs pareils qu'appartient le Royaume des Cieux »  (Mt 19, 14). Or, du fait qu’ils ne peuvent pas analyser les tenants et les aboutissants d’un acte, les petits enfants (et les handicapés profonds) ne peuvent pas être tenus responsables d’actes moraux. Il faut donc en déduire que la rencontre avec le Christ à l’heure de la mort n’est pas analogue à un passage dans un tribunal. Dans la Rencontre joue notamment l’attraction d’amour.

Maintenant, regardons le passé de l’Eglise latine.

A la fin de sa vie, l’évêque saint Augustin (†430) enseigna qu’il faut que tout soit déjà joué durant la vie terrestre, sans quoi, explique-t-il (Lettre 164 à Evodius), les exhortations morales seraient inutiles sur la terre, de même que l’évangélisation ! Ce qui est bien évidemment un non-sens. Jésus annonça « les morts entendent la voix du Fils de l’homme » (Jn 5, 25) mais les apôtres évangélisèrent le monde ! Saint Augustin commente dans le même sens 1P 3, 19-20, mais avec cette délicieuse remarque finale : « Que ceux qui n’adopteront pas cette explication des paroles de saint Pierre... me fassent part du résultat de leurs études et de leurs recherches » (Lettre 22 à Aurelius) !

La fin de la vie de saint Augustin est appelé sa « période moraliste » : concernant la mort, il n’attend plus la rencontre avec quelqu’un ! Il attend que Dieu pèse ses actes et fasse aller l’aiguillage, tel un bon mécano, entre le ciel et l’enfer. Comment donc fonctionne cet aiguillage supposé instantané ? Des auteurs renommés ont produit autrefois des montages savants pour le rendre plausible, en faisant appel aux mérites gagnés (ou non) par le défunt, tout en disant que le salut ne peut être dû qu’à la Grâce ‒ il faut être très docte en effet pour démontrer une chose et son contraire, et faire croire qu’on a tout expliqué.

Tout naturellement, les héritiers de l’augustinisme ont du mal à comprendre qu’un être immature au plan intellectuel (un bébé, un handicapé profond) puisse poser néanmoins de véritables choix, qui sont « j’aime, je n’aime pas, et ensuite je désire, je ne désire pas, etc. » En conséquence, ils pensent que de tels êtres humains ne peuvent pas avoir posé d'actes méritants le Ciel (c’est-à-dire selon eux « moraux »). Ils ont décidé de placer les enfants morts sans le baptême avant l’âge de sept ans (à sept ans et un jour, cela ne vaut plus) dans les Limbes, à la limite supérieure de l’Enfer (d’où le nom de limbae, limites en latin), mais, ô la belle consolation, ils y sont tranquilles : les démons ne montent jamais voir ce qui se passe en haut.  Tout cela ridiculise l’Eglise. Et les gens simples ne s’y trompent pas.

Suite à la Lettre de saint Augustin à Evodius (et saint Augustin étant une référence pour saint Thomas d’Aquin et pour toute l’Eglise latine), il y eut des déductions logiques, qui furent donc faites à partir d’une lacune, d’un oubli : celui de la Bonne nouvelle annoncée aux morts. Les conséquences de cet oubli ne se sont pas faites voir tout de suite, mais elles se sont déployées au cours des siècles dans ce que l’on va appeler « l’augustinisme ». Soit on va imaginer que tous ceux qui n’ont pas été baptisés vont en enfer (qui déborde donc et l’on va aller jusqu’à baptiser de force). Soit, en réaction, on imagine des « solutions » toutes aussi fausses les unes que les autres. Par exemple, K. Rahner suggère l’existence de « chrétiens anonymes », chrétiens sans le savoir. Finalement, on a dit, et en haut lieu, que la rédemption du Christ est reçue sans annonce du Christ [2] ! Un autre type de raisonnement a été d’imaginer que l’enfer ne soit que virtuel (Urs von Balthasar). En corollaire, si l’enfer n’a plus de consistance, la morale a des conséquences finalement assez négligeables... Si le paragraphe 633 du Catéchisme de l’Eglise catholique peut réaffirmer l’existence de l’enfer, c’est parce que le paragraphe suivant, 634, sort de l’augustinisme en décrivant l’accomplissement de l’œuvre rédemptrice du Christ dans la Bonne nouvelle aux défunts. Comprenons donc l’importance de ces paragraphes du catéchisme de l’Eglise catholique : ils ont corrigé des siècles de dérives de l’augustinisme :

“La Descente aux enfers est l’accomplissement, jusqu’à la plénitude, de l’annonce évangélique du salut. Elle est la phase ultime de la mission messianique de Jésus, phase condensée dans le temps mais immensément vaste dans sa signification réelle d’extension de l’œuvre rédemptrice à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux, car tous ceux qui sont sauvés ont été rendus participants de la Rédemption” (n° 634).

“Le Christ est donc descendu dans la profondeur de la mort (cf. Mt 12, 24 ; Rm 10,7 ; Ep 4,9) afin que "les morts entendent la voix du Fils de Dieu et que ceux qui l’auront entendue vivent" (Jn 5,25). Jésus, "le Prince de la vie" (Ac 3,15), a "réduit à l’impuissance, par sa mort, celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le diable, et a affranchi tous ceux qui, leur vie entière, étaient tenus en esclavage par la crainte de la mort" (He 2,14-15). Désormais le Christ ressuscité "détient la clef de la mort et de l’Hadès" (Ap 1,18) et "au nom de Jésus tout genou fléchit au ciel, sur terre et aux enfers" (Ph 2,10)” (n° 635).

Et il fallait bien écrire un livre pour développer tous les enjeux de ces deux paragraphes…

Je voudrais bien préciser que dans mon livre « La Bonne aux défunts » (Via Romana 2015 – avec la préface de Mgr Minnerath), je fais l’effort (ce que ne font pas tous les auteurs), de tenir ensemble plusieurs vérités de l’Evangile  (ce qui demande donc à ne pas être caricaturé). Le Christ est venu pour détruire l’œuvre du Diable (1Jn 3, 8 : si Diable il y a, l’enfer n’est donc ni vide, ni virtuel). « Les morts entendent la voix du Fils de l’homme » (Jn 5, 25), il y a donc bien une rencontre vivante dans le « passage » de la mort. Il ne s’agit pas pour autant d’un « salut facile » parce que Celui qui fait le mal ne vient pas à la lumière (Jn 3, 20). Celui qui fait la vérité vient à la lumière (Jn 3, 21).

 

Françoise Breynaert

foi-vivifiante.fr

 

[1] En 1234, on trouve ce mot, au masculin, au sens de « action de combattre » (Huon de Méry, Antéchrist, 927 ds T.-L.), En 1580 on trouve l’expression par rencontre « par hasard » (Montaigne, Essais, I, 25, p. 140), etc.
[2] Conseil Pontifical pour le Dialogue Inter-religieux, et la Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples, Dialogue et annonce 19 mai 1991 (n° 29).

Date de dernière mise à jour : 21/08/2024