« Car nous n’avons pas un grand prêtre impuissant à compatir à nos faiblesses,
lui qui a été éprouvé en tout, d’une manière semblable,
à l’exception du péché » (Hé 4, 15)
Il n’y avait pas d’avion ni d’internet… Les définitions du concile d’Ephèse ne se diffusent pas aussi bien qu’à notre époque ; on entend dire que Cyrille a été honoré par la reconnaissance dogmatique de l’une de ses lettres et certains pensent que l’on a donné raison à tous les écrits de Cyrille, y compris ses premiers écrits, ceux dans lesquels il parlait encore d’une seule nature (mono phusis) dans le Christ !
Le moine Eutychès (vers 378-454) se met à prêcher que dans le Christ, il n’y a qu’une nature, qui n’est ni divine ni humaine, mais qui est radicalement nouvelle. La nature humaine est absorbée par la nature divine comme la goutte dans l’océan…
Léon le grand, pape de 440 à 461, le suspecte d’hérésie et demande au patriarche de Constantinople, Flavien, de s’en occuper. Mais en 449, l’empereur, monophysite, convoque un synode à Ephèse avec les partisans d’Eutychès et ceux-ci surveillent le synode avec des gourdins ! Flavien ne peut rien dire et il est roué de coups ! L’évènement est appelé le brigandage d’Ephèse…
L’empereur meurt, et peu après, en l’an 451, est convoqué un vrai concile, à Chalcédoine. Le pape ne peut pas y venir à cause des Huns qui menacent Rome, mais il envoie un légat.
La définition du concile de Chalcédoine comporte deux parties, la première suit le mouvement du Credo de Nicée-Constantinople : la décision de l’Incarnation vient de Dieu, et on reprend le mot « consubstantiel » du concile de Nicée (Chalcédoine ne constitue donc pas du tout une rupture).
Voici la définition du concile de Chalcédoine.
« [DS 301] Suivant donc les saints pères, nous enseignons tous unanimement que nous confessons un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité, et le même parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme (composé) d’une âme raisonnable et d’un corps, consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité, en tout semblable à nous sauf le péché (voir He 4,15), avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et aux derniers jours le même (engendré) pour nous et notre salut de la Vierge Marie, Mère de Dieu selon l’humanité,
[DS 302] un seul et même Christ, Fils, Seigneur, l’unique engendré, reconnu en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation, la différence des natures n’étant nullement supprimée à cause de l’union, la propriété de l’une et l’autre nature étant bien plutôt gardée et concourant à une seule personne et une seule hypostase, un Christ ne se fractionnant ni se divisant en deux personnes, mais un seul et même Fils, unique engendré, Dieu Verbe, Seigneur Jésus Christ, selon que depuis longtemps les prophètes l’ont enseigné de lui, que Jésus Christ lui-même nous l’a enseigné, et que le Symbole des pères nous l’a transmis » (DS 301-302).
La première partie reprend le vocabulaire « consubstantiel » (homo-ousios) du concile de Nicée et déploie la dimension divine et humaine de Jésus ; c’est pourquoi le Christ est l’unique médiateur, parce qu’il est consubstantiel au Père et consubstantiel à nous.
En faisant allusion à He 4, 15, le concile rappelle que la volonté créatrice de Dieu sur l’existence de son Fils comme créature ne dure pas qu’un instant. Le Fils demeure homme pour toujours. « Car nous n’avons pas un grand prêtre impuissant à compatir à nos faiblesses, lui qui a été éprouvé en tout, d’une manière semblable, à l’exception du péché » (He 4, 15).
Ce texte réfute l’erreur d’Arius, celle d’Apollinaire par la mention de « l’âme raisonnable » du Christ. Ce texte réfute aussi l’erreur d’Eusèbe de Césarée qui ne croyait pas que le Fils soit engendré avant les siècles.
La seconde partie ajoute des concepts : nature et hypostase-personne.
Nous observons que ces mots nouveaux reçoivent leur définition par la phrase qui les utilisent : « une seule personne ou hypostase en deux natures ». Même si les concepts d’hypostase et de personne ne sont pas encore définis, le sens du dogme de Chalcédoine est tout à fait clair. Les Pères voulaient dire, bien qu’il y ait ici une différence réelle entre les natures de la divinité et de l’humanité, que le Christ est « un seul » (une personne ou hypostase). Cette affirmation même peut être faite sans la définition métaphysique des mots « nature » et « personne ».
Le texte met quatre adjectifs dont chacun écarte une hérésie particulière l’union des natures est: « Sans confusion. Sans changement. Sans division. Sans séparation ».
- « Sans confusion » : la confusion est une idée des gnoses où finalement, l’homme se prend pour Dieu et se sauve en libérant le divin en soi ; la fusion est aussi la perspective des monismes des religions orientales. Au contraire, le chrétien croit que nous ne sommes pas appelés à la fusion, mais à la communion. Notre vie au paradis ne sera pas une extase fusionnelle. Ce sera plus que jamais un face-à-face, le bonheur d’être soi en face de Dieu qui nous crée. Il y a un « Je » et un « tu », qui permet de l’amour. Et nous pouvons apporter et offrir quelque chose au Seigneur, même si c’est lui qui nous donne de pouvoir l’apporter.
- « Sans changement » : Dieu ne change pas : quand Jésus meurt, Dieu reste Dieu et il jugera l’histoire. L’humanité de Jésus ne change pas non plus : jeûner ou marcher de village en villages est aussi fatigant pour Jésus que pour tout homme.
- « Sans séparation ni division » : la séparation était une tentation de Théodore de Mopsueste ou de Nestorius, qui avaient tout de même une réflexion nuancée. Il n’y a pas de séparation entre le Fils de Dieu et un homme plus ou moins adopté et obéissant à Dieu.
Fils de Dieu, « unique engendré » (Monogène), signifie que le titre Fils de Dieu ne s’entend pas de la manière banale qui s’applique à Israël ou aux baptisés. Il n’y a qu’un Fils de Dieu concerné par la définition du concile.
« La différence des natures n’étant nullement supprimée à cause de l’union, la propriété de l’une et l’autre nature étant bien plutôt gardée ».
Le fait que la propriété de chaque nature soit conservée dans le Christ constitue aussi une bonne nouvelle pour nous. Dieu et l’homme ne sont pas concurrents. Plus Dieu s’approche, plus l’homme existe ; plus l’homme est divinisé, plus il est homme, distinct de Dieu. Dire que l’humanité est divinisée ne signifie pas que l’homme perde son humanité ; au contraire ! Plus nous sommes proches de Dieu, et plus nous sommes nous-mêmes. La sainteté de la Vierge Marie n’a pas diminué mais a développé la délicatesse de ses affections de mère de Jésus et d’épouse de Joseph. Pour savoir qui nous sommes, regardons Jésus, et disons-lui, comme saint Augustin : « mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même »[1].
L’Antichrist « récapitulera en lui toute l’erreur diabolique » [2]. Or, toutes les hérésies faussent le rapport entre Dieu et le monde. Au contraire, le concile de Chalcédoine éclaire ce rapport :
- La théologie chrétienne n’est pas moniste, ce qui signifie que le chrétien refuse à la fois l’amour fusionnel, le matérialisme, le panthéisme.
- La théologie chrétienne n’est pas dualiste, ce qui signifie que le chrétien ne fait pas d’opposition entre le corps et l’âme, il ne fait pas non plus d’opposition entre Dieu et l’homme.
- La théologie chrétienne n’est ni arienne ni monophysite, ce qui signifie que Dieu n’est ni trop ordinaire dans l’immanence, ni trop éloigné dans sa transcendance.
- Le chrétien peut comprendre que le pouvoir politique et le pouvoir spirituel peuvent être unis mais sans être confondus et souhaiter que le Christ guide les gouvernants dans les voies de la piété… Jamais pour autant la chrétienté ne deviendra un califat.
En résumé :
Jésus révèle qui est Dieu et qui est l’homme, sans que l’unité de son être signifie la confusion des deux natures. L’événement de Jésus – (une seule personne en deux natures) – met en route vers la découverte de la nature humaine et de la nature de Dieu. Le concile de Chalcédoine confesse que Jésus est homme vraiment et Dieu vraiment, parfaitement homme et parfaitement Dieu. Unité et distinction ne sont pas contradictoires.
La définition de Chalcédoine s’achève en évoquant ses points d’appuis.
« Comme les prophètes l’ont jadis annoncé de lui et comme le Seigneur Jésus-Christ lui-même nous l’a enseigné » : la définition de Chalcédoine parle des deux natures en référence à un sens biblique concret. C’est pourquoi elle fait référence aux prophètes et aux paroles du Christ lui-même. Les prophètes croyaient en un seul Dieu. Les chrétiens croient en un seul Dieu : le Fils est de même nature que le Père. Le concile se réfère aussi à Jésus-Christ : le Christ s’est révélé Fils de l’homme et Fils de Dieu (cf. parcours biblique[3]).
« Selon… que le Symbole des pères nous l’a transmis ». L’observation du texte du concile de Chalcédoine montre qu’il s’appuie sur le concile de Nicée en 325 et de Constantinople en 381, sur le concile d’Ephèse en 431 avec les deux lettres de Cyrille solennellement confirmées, et sur le Tomus de Léon[4].
L’Eglise de ce temps est consciente que l’on peut aborder la formule de Chalcédoine à la manière simple des pécheurs ou à la manière philosophique d’Aristote. Ceci étant dit, il n’était pas permis d’utiliser la formule de Chalcédoine dans la catéchèse baptismale ; seuls les évêques l’utilisent dans un but apologétique, pour lutter contre les hérésies.[5]
Remercions donc ce concile de nous avoir donné une telle définition, même si celle-ci ne remplace pas une catéchèse plus proche du langage de l’Evangile.
© Françoise Breynaert
[1] St AUGUSTIN, Confessions III ,6,11
[2] St IRENEE DE LYON, Contres les hérésies V, 5
[3] Rappelons par exemple : Dieu seul peut guérir en Shabbat, Dieu seul peut demander d’aimer les ennemis car les ennemis du peuple de Dieu sont les ennemis de Dieu. Par la parabole des vignerons homicides, Jésus se présente comme étant plus grand que les prophètes, « le Fils ». Etc. Jésus s’est aussi montré vrai homme, et Fils de l’homme qui sait qu’il va souffrir, mourir, et ressusciter…
[4] Cf. Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 1018-1019
[5] Dans le Codex encyclius de l’empereur Léon 1er.