24e dimanche ordinaire (C) Fête de la Croix glorieuse

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(Sur Radio espérance : tous les mardi, mercredi, jeudi et vendredi à 8h15
et rediffusées le dimanche à 8h et 9h30). 

Première lecture (Nb 21, 4b-9)

En ces jours-là, en chemin à travers le désert, le peuple perdit courage. Il récrimina contre Dieu et contre Moïse : ‘Pourquoi nous avoir fait monter d’Égypte ? Était-ce pour nous faire mourir dans le désert, où il n’y a ni pain ni eau ? Nous sommes dégoûtés de cette nourriture misérable !’ Alors le Seigneur envoya contre le peuple des serpents à la morsure brûlante, et beaucoup en moururent dans le peuple d’Israël. Le peuple vint vers Moïse et dit : ‘Nous avons péché, en récriminant contre le Seigneur et contre toi. Intercède auprès du Seigneur pour qu’il éloigne de nous les serpents.’ Moïse intercéda pour le peuple, et le Seigneur dit à Moïse : ‘Fais-toi un serpent brûlant, et dresse-le au sommet d’un mât : tous ceux qui auront été mordus, qu’ils le regardent, alors ils vivront !’ Moïse fit un serpent de bronze et le dressa au sommet du mât. Quand un homme était mordu par un serpent, et qu’il regardait vers le serpent de bronze, il restait en vie ! – Parole du Seigneur.

Le livre des Nombres – qui s’appelle « Nombres » parce qu’on dénombre des hommes pour la bataille – évoque des conquêtes militaires, notamment la victoire sur le roi d’Arad le cananéen habitant au Négueb, suivi de l’anathème de ses villes (Nb 21), ou encore l’extermination des madianites (Nb 31), perçus comme un devoir religieux et un sacrifice offert au Seigneur (Dt 13, 12-17), et s’inscrivant dans une lutte pour la vérité de Dieu, contre l’incrédulité des hommes et le péché du monde.

Je montre dans mes ouvrages* que les évangiles de Matthieu, Marc et Luc sont des lectionnaires liturgiques en lien avec les lectures lues à la synagogue, le livre des Nombres est alors médité en écho avec la formation et la mission des apôtres : les conquêtes évangéliques se font par la prédication accompagnée de guérisons et d’exorcismes. La puissance divine est une puissance d’amour. La foi ne peut pas s’exprimer par une guerre de religion. Il faut annoncer l’amour de Dieu et ne pas devancer le jugement eschatologique qui ne revient qu’à Dieu (donc pas de guerres au nom de Dieu).

Cette évolution spirituelle est préparée par les prophètes, et l’épisode du serpent d’airain (ou de bronze) constitue aussi une annonce, encore mystérieuse, du salut.

« En ces jours-là, en chemin à travers le désert », le danger n’est pas venu d’un roi, le roi d’Arad, ou d’un peuple, les madianites, le danger est venu du cœur même des hébreux. C’est un triple danger :

  • Le découragement « le peuple perdit courage » (v. 4).
  • Le doute : « Pourquoi nous avoir fait monter d’Égypte ? Était-ce pour nous faire mourir dans le désert ? » (v. 5) – on ne pose pas de « pourquoi » au Seigneur, c’est une manière de lui demander des comptes.
  • Le dégoût : « Nous sommes dégoûtés de cette nourriture misérable ! » (v. 5) Alors que la manne, dira le livre de la Sagesse, « est une nourriture d'anges que tu as donnée à ton peuple, et c'est un pain tout préparé que, du ciel, tu leur as fourni inlassablement,  un pain capable de procurer toutes les délices et de satisfaire tous les goûts ; et la substance que tu donnais manifestait ta douceur envers tes enfants » (Sg 16, 20-21).

Mais lorsque l’on commence à perdre patience et à douter, on voit tout en noir, on ne sait plus apprécier, on se plaint, on ne goûte plus la saveur des choses, on récrimine et on ne reconnaît plus l’amour du Seigneur. Il en est de même pour nous.

Découragement, doute, dégoût, c’est un triple danger, mais c’est un danger invisible. Autant on perçoit le danger militaire, autant on ne voit pas le danger des pensées intérieures qui éloignent de Dieu. Pour aider son peuple à prendre conscience du danger intérieur, « le Seigneur envoya contre le peuple des serpents à la morsure brûlante, et beaucoup en moururent dans le peuple d’Israël » (v. 6). Perdre patience et se décourager, c’est une morsure mortelle. Douter, c’est une langue de serpent. Avoir le dégoût du cheminement avec le Seigneur, c’est un venin mortel. Le Seigneur n’est évidemment pas un père fouettard, simplement, il veut aider son peuple à prendre conscience du caractère mortel des pensées de son cœur. Et cela fonctionna : le peuple déclara à Moïse « ‘Nous avons péché, en récriminant contre le Seigneur et contre toi. Intercède auprès du Seigneur pour qu’il éloigne de nous les serpents.’ Moïse intercéda pour le peuple, et le Seigneur dit à Moïse : ‘Fais-toi un serpent brûlant, et dresse-le au sommet d’un mât : tous ceux qui auront été mordus, qu’ils le regardent, alors ils vivront !’ Moïse fit un serpent de bronze et le dressa au sommet du mât. Quand un homme était mordu par un serpent, et qu’il regardait vers le serpent de bronze, il restait en vie ! » (v. 7-9).

Le serpent avance à la manière d’un chemin sinueux, un peu comme la marche des hébreux au désert, en le regardant, les Hébreux pouvaient percevoir que leur longue marche avait un sens et reprendre courage en repoussant le doute. On peut dire que Dieu pardonne au peuple ses récriminations en offrant le remède du mal.

Dans la culture orientale, le serpent représente la sagesse, en ce sens, Jésus a dit : « Soyez sage comme le serpent » (Mt 10, 16).  Et dans le livre de la Sagesse, il est dit : « En elle [la Sagesse] est, un esprit intelligent, saint, unique, multiple, subtil, mobile, pénétrant, sans souillure, clair, impassible, ami du bien… » (Sg 7, 22s). Mais Satan, au jardin de la Genèse, a tenté l’humanité en prenant la forme d’un serpent, c’est-à-dire d’une fausse sagesse (Gn 3, 1-5). Et « c’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde : ils en font l’expérience, ceux qui lui appartiennent ! » (Sg 2, 24).

Au désert, en regardant le serpent, les hébreux furent invités à discerner entre la vraie sagesse et la fausse sagesse. Ils ont quitté l’Égypte et la fausse sagesse des devins, des horoscopes et des magiciens. Ils marchent en étant guidés par le Seigneur qui leur a parlé au Sinaï et leur a communiqué la sagesse des dix commandements, commandements envers Dieu et envers le prochain, une sagesse vraiment divine, une sagesse qui donne la vie.

Par la fête de la Croix glorieuse, l’Église nous invite à recevoir la sagesse divine : la souffrance devient, dans le sang du Christ, un cri d’amour et une semence de gloire pour chacun d’entre nous. L’évangile annonce la croix comme une élévation : il s’agit d’une élévation dans l’amour et dans la gloire d’amour. Il faut regarder Jésus crucifié « comme le serpent au désert » (Jn 3, 14), en référence au « Brûlant » façonné et placé sur un étendard, parce qu’il est brûlant d’amour et que c’est cet amour qui sauve : le mouvement de repentir est alors tout entier porté par la chaleur de cet amour. « C’est ainsi que Dieu a brûlé d’amour pour le monde, en effet, en sorte qu’il a donné son Fils Unique » (Jn 3, 16).

Ainsi, dans vos maisons, plaçons un crucifix bien en vue :

  • De la morsure du découragement, le crucifix vous guérira.
  • De la langue de serpent – les paroles de doute arrogant, demandant ‘pourquoi ?’ à Dieu – le crucifix vous guérira !
  • Du venin qui vous dégoûte de la manne dont le Seigneur vous nourrit chaque jour, le crucifix vous guérira !

* Lire par exemple Françoise BREYNAERT, L’évangile selon saint Matthieu, un collier d’oralité en pendentif en lien avec le calendrier synagogal. Imprimatur (Paris). Préface Mgr Mirkis (Irak) et Mgr Dufour (France). Parole et Silence, 2025.

Psaume (Ps  77 (78), 3-4a.c, 34-35, 36-37, 38ab.39)

« Nous avons entendu et nous savons ce que nos pères nous ont raconté ; nous le redirons à l’âge qui vient, les titres de gloire du Seigneur. Quand Dieu les frappait, ils le cherchaient, ils revenaient et se tournaient vers lui : ils se souvenaient que Dieu est leur rocher, et le Dieu Très-Haut, leur rédempteur. Mais de leur bouche ils le trompaient, de leur langue ils lui mentaient. Leur cœur n’était pas constant envers lui ; ils n’étaient pas fidèles à son alliance. Et lui, miséricordieux, au lieu de détruire, il pardonnait. Il se rappelait : ils ne sont que chair, un souffle qui s’en va sans retour. » 

« Nous avons entendu et nous savons ce que nos pères nous ont raconté » Ce que les pères ont raconté, c’est le cataclysme décrit par les plaies d’Égypte, la fuite et la traversée de la mer rouge (probablement au sud du golfe d’Araba) et l’Alliance au Sinaï.

« Nous le redirons à l’âge qui vient, les titres de gloire du Seigneur ». C’est-à-dire la puissance et l’amour de Dieu, la puissance de son amour. « Il est impossible d’échapper à la puissance de Dieu comme à sa justice : cela, toute religion le sait. Et pourtant, Dieu veut être librement estimé et s’offrir en répondant à la responsabilité humaine : il veut être aimé dans le libre don de lui-même, et non pas subi comme une puissance inéluctable du destin. » (Commission théologique internationale (2014), Dieu Trinité unité des hommes 28)

La première lecture nous a raconté comment le peuple, dans sa traversée du désert,  « perdit courage » (Nb 21, 4). Perdre patience et se décourager, c’est une morsure mortelle. Douter, c’est une langue de serpent. Avoir le dégoût du cheminement avec le Seigneur, c’est un venin mortel, mais c’est un danger invisible. Autant on perçoit le danger militaire, autant on ne voit pas le danger des pensées intérieures qui éloignent de Dieu. Pour aider son peuple à prendre conscience du danger intérieur, « le Seigneur envoya contre le peuple des serpents à la morsure brûlante » (v. 6). Alors le peuple dit à Moïse : « Nous avons péché, en récriminant contre le Seigneur et contre toi. Intercède auprès du Seigneur pour qu’il éloigne de nous les serpents » (v. 7).

Et le psaume dit : « Quand Dieu les frappait, ils le cherchaient, ils revenaient et se tournaient vers lui : ils se souvenaient que Dieu est leur rocher, et le Dieu Très-Haut, leur rédempteur. »  La Bible précise bien que ce que frappa Moïse, ce fut le rocher d’Horeb, qui est l’autre nom du Sinaï (cf. l’épisode du buisson ardent, Ex 3), l’eau est devenue ainsi symbole de la Torah reçue au Sinaï, et saint Paul dira : « et tous ont bu le même breuvage spirituel --  ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompagnait, et ce rocher, c'était le Christ » (1Co 10, 4).

Le psaume résume ensuite toute l’infidélité du peuple élu : « Mais de leur bouche ils le trompaient, de leur langue ils lui mentaient. Leur cœur n’était pas constant envers lui ; ils n’étaient pas fidèles à son alliance. » (Ps 78, 36-37). Ce psaume n’est pas écrit pour mépriser les hébreux mais pour magnifier la patience et la longanimité du Seigneur : « Et lui, miséricordieux, au lieu de détruire, il pardonnait. Il se rappelait : ils ne sont que chair, un souffle qui s’en va sans retour. » (Ps 78, 38-39)

La première lecture nous montre comment Dieu pardonna à son peuple ses récriminations, ses doutes et son découragement : « Moïse intercéda pour le peuple, et le Seigneur dit à Moïse : ‘Fais-toi un serpent brûlant, et dresse-le au sommet d’un mât : tous ceux qui auront été mordus, qu’ils le regardent, alors ils vivront !’ » (Nb 21, 8). Le serpent avance à la manière d’un chemin sinueux, un peu comme la marche des hébreux au désert, en le regardant, les Hébreux pouvaient percevoir que leur longue marche avait un sens et reprendre courage en repoussant le doute. On peut dire que Dieu pardonne au peuple ses récriminations en offrant le remède du mal.

Ce psaume convient particulièrement bien à la fête de la Croix glorieuse, car la Croix du Christ offre aussi un pardon et un remède à la racine du mal. Le mal provient du manque d’amour et la Croix du Christ remet l’amour à son juste niveau. L’amour envers Dieu à travers une obéissance jusqu’à la mort, dans la confiance en Dieu qui est capable de ressusciter des morts. L’amour envers le prochain puisque sur la croix Jésus a invoqué le pardon divin pour ses propres bourreaux, « lui qui, sur le bois, a porté lui-même nos fautes dans son corps, afin que, morts à nos fautes, nous vivions pour la justice ; lui dont la meurtrissure vous a guéris » (1P 2, 24).

Ce psaume ne dit rien de la résurrection, mais l’oraison de la fête de la Croix glorieuse donne : « Tu as voulu, Seigneur, que tous les hommes soient sauvés par la Croix de ton Fils ; permets qu’ayant connu dès ici-bas ce mystère, nous goûtions au ciel les bienfaits de la rédemption. »

Ce psaume ne dit rien du jugement eschatologique, ce n’est pas le sujet. Il faut donc le compléter en rappelant cette autre dimension de l’histoire. Alors, nous dit l’évangile, apparaîtra le « signe [nīšā] du Fils de l’homme » (Mt 24, 30) dont Matthieu est le seul à parler. Nous n’avons pas le mot « āṯā, signe », qui est très fréquent, mais le mot « nīšā », unique dans les évangiles, et qui désigne une enseigne, un étendard, comme le mât sur lequel Moïse dressa le serpent de bronze, et saint Jean Chrysostome dit effectivement qu’il s’agira de l’apparition de « la croix, plus éclatante que le soleil » (Sur Saint Matthieu, Homélie 76). Le mot « nīšā », que nous avons traduit par « signe », signifie aussi le but, le dessein, le projet : en voyant l’amour du Christ mort et ressuscité, les gens comprendront le but pour lequel ils ont été créés, et le dessein glorieux du Créateur. Ce mot « nīšā » signifie aussi la manière, la règle, le mode musical, le poème. Autrement dit, les gens percevront la manière de vivre à laquelle ils sont appelés, le genre d’harmonie : la beauté de la volonté divine va apparaître désirable. Ce mot « nīšā » signifie enfin « argument » : l’apparition du Christ dans la gloire aura quelque chose de convainquant.tttt

L’apparition du signe du Fils de l’homme, la croix glorieuse donc, précèdera le règne de Jésus sur la terre comme au ciel. Jésus se fera reconnaître par la croix et son apparition à la Parousie est inséparable de sa croix glorieuse. Il ne s’agira pas seulement d’une réalité extérieure à nous, mais aussi d’une réalité intérieure. Songer au Christ mort sur la croix pour nos péchés (1Co 15, 3) nous remplit de contrition. L’apparition du signe du Fils de l’homme (la croix) prépare le « royaume des justes » (expression de saint IRÉNÉE, Traité contre les Hérésies V, 36, 3) où progressivement nous ne pécherons plus. Sur la croix, Jésus a rendu l’Esprit (Jn 19, 30), il nous a donné son souffle saint, il nous a sanctifiés par sa croix. Qu’aucun souffle de Jésus ne soit perdu ! Dans le royaume des justes, aucun souffle de l’Esprit Saint ne sera perdu. Sur la croix, Jésus a agonisé, en rançon pour une multitude (Mt 20, 28), qui d’entre nous pourra remercier assez ?

Deuxième lecture (Ph 2, 6-11)

« Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers [c’est-à-dire au séjour des morts], et que toute langue proclame : ‘Jésus Christ est Seigneur’ à la gloire de Dieu le Père. » – Parole du Seigneur. 

Chers auditeurs, imaginons qu’un homme ait fait un exploit sportif, par exemple l’ascension du Mont blanc, on en retient la date, on en retient le lieu, on le rappelle avec fierté. Eh bien, chaque dimanche, on se rappelle la victoire de Jésus sur la mort, on fête l’exploit par lequel, par sa douloureuse passion, il a rétabli l’amour à son niveau, et on célèbre sa résurrection.

La lecture que nous avons entendue est la devise liturgique des Passionistes. Le désir de l'amour pousse toujours à la ressemblance de celui qui est aimé.

La bienheureuse Vierge Marie est un vivant témoignage d'une âme qui ‘fait trembler le démon et le confond’. « Marie n'engage pas de ‘bras de fer’ avec Satan, elle demeure simplement dans la lumière de l'Esprit, même au pied de la croix.  Ne rapportant rien à elle-même, elle est rendue capable de dépasser le scandale de la Passion de son Fils, qu'elle ne quitte pas des yeux. Ainsi, elle ne maudit ni n'accuse les hommes, les anges ou Dieu » [1]. Le fondateur des Passionistes comprend à son exemple la façon de se poser fondamentalement par rapport au monde : « tout doit être vécu pour le bon plaisir de Dieu. L'humilité permet la gratuité et le don de soi. Une telle âme est tout autant incompréhensible pour Satan, comme elle est intouchable »[2].

Le « Christ Jésus », c’est-à-dire le Messie Jésus, ce Jésus que les foules ont acclamé comme fils de David.

« Ayant la condition de Dieu », c’est-à-dire étant Dieu par nature, il est Dieu fait homme sans rien perdre de sa divinité. La voix céleste lors du baptême de Jésus au Jourdain ou lors de la transfiguration s’est fait entendre : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui en qui je me suis complu ! » (Mt 3, 17).

« Ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu » : Jésus a multiplié les pains pour la foule, mais il n’a pas, pour lui-même, changé les pierres en pains lorsqu’il jeûnait au désert. Jésus a marché sur l’eau pour rejoindre ses disciples pris dans une tempête sur le lac, mais il n’a pas fait de miracle pour échapper à ceux qui venaient l’arrêter. Plusieurs se sont prosternés à ses pieds, plusieurs ont voulu le faire roi, beaucoup ont été émerveillés de ses actions, mais il n’en a pas profité pour lui-même. Jésus disait dans la synagogue de Capharnaüm : « Travaillez non pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle » (Jn 6, 27).

Or, il existe une contrefaçon dans ce que nous pouvons appeler les gnoses ou spiritualismes, lesquels ne manquent pas de se contredire entre eux : les Valentiniens reprochaient aux chrétiens « de ne pas avoir le sens des choses d’en haut (Col 3, 2) » mais les disciples de Basilide reprochaient aux Valentiniens de ne pas s’élever assez haut, en inventant le Plérôme « qui domine les 365 cieux »… Cependant, comme saint Irénée le remarque, on peut inventer encore un nombre supérieur d’éons et reprocher aux Valentiniens leur bassesse (Saint Irénée, Contre les Hérésies II, 16)… Les éons sont des entités spirituelles, et toutes ces tentatives de se fixer dans les hauteurs ont un point commun : nulle part il n’est question de Jésus. Et c’est encore le cas dans les spiritualismes modernes. Or, dit saint Irénée, « Dieu s’est fait homme afin que l’homme puisse devenir Dieu » (Saint Irénée, Contre les hérésies, V, préface). Si donc le désir gnostique de s’élever dans les hauteurs ressemble au but chrétien, les moyens ne sont pas les mêmes. Nous nous élevons dans l’amour en contemplant Jésus : « il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers [c’est-à-dire au séjour des morts], et que toute langue proclame : ‘Jésus Christ est Seigneur’ à la gloire de Dieu le Père.»

Le Christ ne peut pas mériter d’être Dieu puisque la nature divine lui appartient en propre. Cependant, il peut mériter ce que les hommes méritent. « Le rejaillissement de la gloire de l'âme sur le corps vient d'une dispensation divine qui tient compte des mérites humains […] La gloire corporelle pouvait donc être objet de mérite pour le Christ » (Saint Thomas d’Aquin, III Tertia Pars Qu.19 a.3).

À la suite de Jésus, nous connaissons des moments d’humiliation, de privation où nous nous sentons confus, comme anéanti. C’est le moment de faire un acte d’humilité et de confiance. Une humilité qui produise de la confiance. Jésus est demeuré dans la confiance et la prière. Nous de même, dans nos humiliations, il s’agit de vivre d’un esprit de foi, sans se décourager sur le chemin du bien. Jésus s’est appuyé sur son Père qui était capable de le ressusciter des morts, et qui a remis entre ses mains le jugement du monde. De même, dans nos épreuves, nous devons nous appuyer sur notre Père du Ciel. Par nous-mêmes, nous sommes bien incapables de faire le bien. Par nous-mêmes, nos capacités peuvent très facilement servir le mal au lieu de servir le bien. Nous nous confions au Seigneur, humblement. Obéir au Seigneur, c’est participer à l’être divin, c’est en avoir une vision intuitive.

L’hymne aux Philippiens, parce que la lecture que nous avons entendue est une hymne, nous invite à nous envoler sur les ailes de la foi et à nous plonger dans cette lumière, et, de la sorte, acquérir de plus en plus de connaissances au sujet de notre Dieu, et, par cette connaissance, notre néant n’a plus d’appui.

Proclamer « ‘Jésus-Christ est Seigneur’ à la gloire de Dieu le Père », c’est s’élever plus haut et plonger dans la mer immense de l’espérance, formée de tous les mérites que Jésus a acquis durant sa vie mortelle, ainsi que des douleurs de sa Passion offertes en cadeau à l’humanité.

Au terme, s’appropriant Jésus notre Pain de Vie, nous trouvons l’océan immense de l’amour et de la charité jusqu’à ne plus faire qu’un avec le Seigneur

Évangile (Jn 3, 13-17)

Nous allons prendre ma traduction depuis la Pshitta, le texte liturgique des Églises de langue syriaque ou chaldéenne. Avec l’imprimatur de la Conférence des évêques de France. Cette traduction respecte les reprises de souffle, le texte étant rythmé.

En ce temps-là, Jésus disait à Nicodème :

«  Et personne n’est monté aux Cieux, / sinon celui qui est descendu des Cieux :
le Fils de l’homme, / celui qui est dans les Cieux.

Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, / ainsi va être élevé le Fils de l’homme.
Pour que tout homme qui croit en lui, / ne périsse pas ;

mais qu’il ait / la vie qui est pour toujours.

C’est ainsi que Dieu a tant aimé le monde, / qu’il a donné son Fils Unique
pour que quiconque croit en Lui, / ne périsse pas ;

mais qu’il ait / la vie qui est pour toujours. 

Dieu n’a pas, en effet, envoyé son Fils dans le monde pour qu’il juge le monde, / mais pour que le monde vive par lui. » 

– Acclamons la Parole de Dieu. 

Nicodème vint auprès de Jésus, de nuit, pour l’interroger. Jésus lui fait cette déclaration importante :

« Amen, amen, / je te le dis,
Si l’homme ne naît pas de nouveau, / il n’est pas capable de voir le Règne de Dieu ! » (Jn 3, 3).

Pour « entrer dans le Royaume de Dieu» (Jn 3, 5), il faut naître de l’Esprit :

« Le vent [rūḥā] souffle où il veut, / et tu en entends sa voix,
mais tu ne sais pas d’où il vient, / ni où il va.
Ainsi en est-il de quiconque / est né de l’Esprit [rūḥā] » (Jn 3, 8).

En araméen, le vent se dit rūḥā et l’Esprit aussi se dit rūḥā, l’Esprit n’est pas dans le cerveau, mais dans le souffle. Celui qui est né de l’Esprit sait qu’il est conduit par l’Esprit, mais un mystère insondable demeure : l’Esprit vient du Père et va vers le Père, or le Père demeure inconnaissable s’il n’est pas révélé.

Nicodème est capable de comprendre que le souffle de l’Esprit est une loi intériorisée, selon l’oracle d’Ézéchiel : « Et je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous observiez et pratiquiez mes coutumes » (Ez 36, 26-27). Mais Nicodème ne sait pas encore comment cet oracle peut se réaliser.

À Nicodème qui se demande comment tout cela est possible, Jésus explique :

« Et personne n’est monté aux Cieux, / sinon celui qui est descendu des Cieux » (Jn 3, 13).

Les Hébreux, par respect, désignent très souvent Dieu par « les Cieux ». Moïse, auquel Nicodème se réfère, n’est pas monté aux Cieux, tandis que Jésus en descend ! Et le souffle de l’Esprit (Jn 3, 3) n’est pas seulement une intériorisation de la loi de Moïse, c’est un souffle qui vient des Cieux, c’est-à-dire de Dieu.

« Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, / ainsi va être élevé le Fils de l’homme » (Jn 3, 14).

Pour sauver les Hébreux des morsures des serpents, Moïse a élevé au désert un serpent d’airain (Nb 21, 8-9), et c’est un serpent extraordinaire, un « Saraf », un brûlant. Il faut regarder Jésus « comme le serpent au désert » (Jn 3, 14), en référence au « Brûlant » façonné et placé sur un mât, de sorte que « Quiconque aura été mordu et le regardera restera en vie » (Nb 21, 8), parce qu’il est brûlant d’amour et que c’est cet amour qui sauve : le mouvement de repentir est alors tout entier porté par la chaleur de cet amour. « C’est ainsi que Dieu a brûlé d’amour pour le monde, en effet, en sorte qu’il a donné son Fils Unique » (Jn 3, 16).

On peut aussi remarquer que Jésus a dit : « soyez sage comme le serpent » (Mt 10, 16). Dans la culture orientale, le serpent représente la sagesse. Mais Satan, au jardin de la Genèse, a tenté l’humanité en prenant la forme d’un serpent, c’est-à-dire d’une fausse sagesse (Gn 3, 1-5). La nouvelle naissance annoncée par Jésus (Jn 3, 8) rétablit l’état avant la chute qui avait fait entrer la mort dans le monde (Sg 2, 24). Jésus vient guérir du péché des origines qui fut une confusion entre la vraie Sagesse et la fausse sagesse. En Jésus, l’homme retrouve son lien originaire avec la source divine de la sagesse et de l’amour.

« Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, / ainsi va être élevé le Fils de l’homme.
[Refrain :] Pour que tout homme qui croit en Lui, / ne périsse pas ;
mais qu’il ait / la vie qui est pour toujours. 

C’est ainsi que Dieu a tant aimé le monde, / qu’il a donné son Fils Unique
[Refrain :] Pour que tout homme qui croit en Lui, / ne périsse pas ;
mais qu’il ait / la vie qui est pour toujours » (Jn 3, 14-16).

Observons ici que les versets sont formés de deux affirmations suivies du même refrain, que le texte grec n’a pas gardé à l’identique, suscitant de fausses questions sur les répétitions.

Le salut-vivification qui est offert doit être reçu par les gens : il ne suffit pas que Jésus soit élevé comme le serpent au désert (c’est-à-dire sur la croix), il faut encore que les gens regardent et croient. C’est pourquoi Jésus parle aussitôt du jugement : « Dieu n’a pas, en effet, envoyé son Fils dans le monde pour qu’il juge le monde, / mais pour que le monde vive par lui » (Jn 3, 17). Et Jésus continuera de parler du jugement aux versets 18 et 19. 

Sur la croix, Jésus ne juge pas le monde, mais il offre le salut, la vivification. Le jugement du monde aura lieu quand il reviendra dans la gloire, tel le Fils de l’homme annoncé par le prophète Daniel, alors il règnera sur les empires et son règne n’aura pas de fin.

Dans mon livre F. Breynaert, Jean, l’évangile en filet, Parole et Silence 2020, j’explique que l’évangile que nous avons lue fait partie d’un fil méditatif que j’appelle le fil vertical « E ». Il y a des jeux d’échos remarquables qui portent sur le mot « jugement », mais aussi « Fils de l’homme », ainsi que sur le mot « vie ». Pour l’homme qui aime Dieu, le « Jour du Jugement » soulève une espérance immense : la volonté de Dieu se fera sur la terre, une volonté de Vie. Si le Fils est autorisé à juger, c’est parce qu’il ne peut pas être accusé de tuer : il est uniquement un Dieu de Vie.

  •  La perle 1E donne :
    « 14 Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, / ainsi va être élevé le Fils de l’homme.
    15 Pour que tout homme qui croit en lui, / ne périsse pas ;
    mais qu’il ait / la vie qui est pour toujours » (Jn 3, 14-15).
  •  La perle 2E donne :
    « 26 De la même façon que le Père, en effet, / a la vie en lui-même,
    ainsi il l’a donné aussi au Fils, / pour qu’il ait la vie en lui-même.
    27 Et il lui a donné le pouvoir / de rendre aussi le jugement
    28 car c’est lui / le Fils de l’homme » (Jn 5, 26-28).

Notons aussi que la bonne nouvelle aux défunts, en Jn  5, 25  de la perle 2 n’entraîne pas de salut automatique : celui qui fait des œuvres haïssables, des crimes, ne vient pas à la lumière (Jn 3, 21 perle 1 de ce fil vertical), ni durant cette vie, ni dans l’autre, c’est ce qu’on appelle le péché mortel, qui doit donc être confessé le plus vite possible.

  • La perle 6E montre Jésus élevé « sur la croix » en écho à  « Moïse éleva le serpent dans le désert » (1e  perle de ce fil vertical).

Retenons surtout que par la fête de la Croix glorieuse, l’Église nous invite à recevoir la sagesse divine : la souffrance du monde, folie et scandale, devient, dans le sang du Christ, un cri d’amour et une semence de gloire pour chacun d’entre nous. L’évangile annonce la croix comme une élévation : il s’agit d’une élévation dans l’amour et dans la gloire d’amour.

 

[1] Extraits du Commentaire de la doctrine du Journal de Paul de la croix par Philippe PLET, Journal de Castellazzo 20
[2] Ibid.

Date de dernière mise à jour : 18/08/2025