Nous lisons le début de l’évangile de ce dimanche dans la version liturgique « En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent. Eh bien ! moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant »; mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. Et si quelqu’un veut te poursuivre en justice et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Et si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. À qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos ! » (Mt 5, 38-42)
Aux versets 37 et 39, face à l’araméen bisha (que Mgr Alichoran traduit par le « Mauvais »), on trouve en grec, l’adjectif ponêros, aux deux versets.
« 38. Vous avez entendu qu’il a été dit :
oeil pour oeil et dent pour dent.
39. Mais moi je vous dis :
ne vous dressez pas en face du Mauvais
mais celui qui te frappe sur la joue droite, tourne lui l’autre aussi ».
Si je me tiens devant quelqu’un qui est mauvais, si je me bats avec lui, je serai écrasé, humilié, insulté ; il ne faut pas que je fasse ce que lui-même demande, que je m’affronte à lui. Il veut absolument que je l’affronte, que je lutte avec lui, il ne faut pas lui tenir tête. Il s’agit de quelqu’un qui est possédé par l’esprit mauvais, il ne faut pas vous tenir sur le même terrain, laissez-le partir. N’allez pas vers le malin (les choses sataniques) pour le combattre : il ne faut pas prendre l’initiative pour l’attaquer.
Le verbe grec : antistynai exprime une attitude voisine, face à l’adversaire : éviter de se tenir (radical verbale : stenai) en attitude de vis-à-vis, de miroir (anti). Ne pas se tenir en face du mauvais en jouant le même jeu que lui. Il est fâcheux que dans de nombreuses traductions du grec, on trouve : « je vous dis de ne pas résister au méchant » (remplacé parfois par mauvais et une fois par : mal, ce qui donne un contresens catastrophique !). Le verbe grec conforté par l’araméen suggère face au mal ou au mauvais, une attitude habile, intelligente, en rapport avec la non-violence.
Attention, l’évangile parle d’une autre situation que la première lecture qui parlait du frère, qui fait des fautes mais qui est un frère et ne fait pas le jeu de Satan : « Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur. Mais tu devras réprimander ton compatriote, et tu ne toléreras pas la faute qui est en lui. Tu ne te vengeras pas » (Lv 19, 17-18).
« 40. Et celui qui veut te faire un procès pour enlever ta robe, (kotina) laisse-lui aussi ton manteau » Mgr Alichoran : kotina, c’est l’aube que l’on met à la messe, c’est une grande robe ! manteau, c’est : martouta, voyez l’image de la scène : celui qui veut prendre la robe qui est sous le manteau. Jésus ne dit pas : donne-lui aussi ton manteau, mais laisse-lui aussi ton manteau !
« 41. Celui qui te réquisitionne pour faire une borne, va avec lui en faire deux ».
Mgr Alichoran : On voit la tyrannie, j’ai vu cela chez nous, par exemple : la police vient un jour dire : demain, tous les pères de famille vont apporter du bois ; ou bien :
demain tout le monde va venir travailler pour construire la caserne.
« 42. Celui qui te demande, donne-lui et celui qui veut t’emprunter, ne l’en empêche pas ».
Mgr Alichoran : Toutes ces scènes, ce sont des explications du verset 39, « ne vous dressez pas en face du Mauvais ». C’est toujours : Ne faites pas front, laissez-le aller ! L’amour n’attaque pas le mal par le mal, l’amour n’utilise pas le même instrument : donc douceur ; c’est la réponse de la non-violence.
C’est donc tout à fait compatible avec la première lecture qui disait : « Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur. Mais tu devras réprimander ton compatriote, et tu ne toléreras pas la faute qui est en lui [parce que c’est un frère ou un compatriote] » (Lv 19, 17-18). À vous de discerner si vous êtes face à une attaque démoniaque ou face à un frère qui peut vous écouter !
« Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5, 43-44 version liturgique)
Pour ces deux versets, nous avons en grec le même verbe agapan toujours traduit par aimer ; en araméen, il y a deux verbes différents ; aime ton prochain (racine rHm), l’amour des entrailles, l’affection naturelle. Et le verbe Hab qui signifie brûler et aimer volontairement, l’amour de charité. « 43. Vous avez entendu qu’il a été dit : aime ton prochain et hais ton ennemi, mais moi je vous dis : brûlez d’amour pour vos ennemis ».
Pour le verset suivant, il y a énormément de variantes dans les manuscrits grecs, mais la variante de la Peshitta : ‘qui vous emmènent par force’ ne se retrouve nulle part. « Et bénissez celui qui vous maudit, et faites du bien à celui qui vous hait et priez pour ceux qui vous emmènent par force et vous persécutent. » (Mt 5, 44).
« En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? » (Mt 5, 45-47) D’après certains spécialistes des cultures orales, il arrive que les auteurs-compositeurs signalent discrètement leur présence dans l’avant-dernière phrase d’un ensemble ; ce pourrait bien être le cas ici puisque Matthieu était publicain : il nous saluerait ainsi avec humour et authenticité. « Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? »
« 48. Soyez donc vous parfaits, de la façon dont votre Père qui (est) dans les Cieux est parfait. » Ce mot est employé en Luc 1, 17 pour Elisabeth et Zacharie qui étaient irréprochables. Ou encore dans la Genèse : « Lorsqu'Abram eut atteint 99 ans, Yahvé lui apparut et lui dit: « Je suis El Shaddaï, marche en ma présence et sois parfait » (Gn 17,1)
Cf. Mgr Francis ALICHORAN, L’évangile en araméen Mt 5–7, éditions Bellefontaine (spiritualité orientale n °80), 2002