Saint Irénée (vers l'an 180)

Etude : F. Breynaert, Parcours christologique, Parole et Silence 2016, p. 29-34

Exercices :

  • Quel est le contexte de saint IrCouv christologie

Christologie 6. Des pères de l'Eglise aux conciles. St Irénée.

Saint Irénée (vers 120-201)

« Quand vint la plénitude du temps,

Dieu envoya son Fils, né d’une femme » (Ga 4, 4)

 

            Saint Irénée (vers 120-201), mérite une attention particulière. Qui sait réfléchir verra qu’il est un père de l’Eglise d’une grande importance pour notre époque.

            Né à Smyrne, Irénée est prêtre auprès de l’évêque saint Polycarpe. Polycarpe signifie « qui porte beaucoup de fruit », Irénée est l’un des fruits de Polycarpe, lui-même disciple de l’apôtre saint Jean. Il a quitté l’Asie pour Lyon, auprès de l’évêque saint Pothin. Ce dernier envoie Irénée porter une lettre à Rome. Pendant ce temps, l’empereur Marc Aurèle lance une persécution et saint Pothin meurt martyr. Irénée lui succède comme évêque à Lyon.

            A cette époque, un certain nombre de lyonnais avaient un esprit de supériorité ; ils étudiaient Platon et avaient une philosophie parfois extravagante. Dualistes, ils pensaient que Dieu avait aussi créé le principe du mal qui se manifestait aussi dans la matière, qu’ils méprisaient donc. En conséquence, ils négligeaient les sacrements, la messe du dimanche, et prenaient des libertés sexuelles. Ces gens-là divisaient l’Eglise et méprisaient les autres chrétiens.

            Saint Irénée a réagi fortement. Il a exprimé ce qu’est la vraie théologie, celle qui rend les gens capables de mourir pour leur foi, comme Polycarpe et saint Pothin. La vraie théologie ne s’invente pas, elle se reçoit des apôtres, Jean, Pierre, Paul, Matthieu. La vraie théologie n’est pas dualiste, Dieu a créé l’homme comme un tout, corps et âme, et il y a une sainteté originelle de la matière. Dans son commentaire de la finale du livre de l’Apocalypse, Irénée évoque la résurrection de la chair. Saint Irénée veut la même théologie pour les gens simples et les savants. La foi est riche, intelligente, mais simple.

            Le salut est comme un pont entre Dieu et les hommes. Pourquoi sommes-nous créés ? Le « plan de la création » donne le but de notre vie, et ce but, c’est la vie en Dieu, notre divinisation, ou déification, avec la collaboration aimante de notre liberté. Par le péché originel, le pont est brisé. L’homme n’a plus un contact facile avec Dieu. Il n’a plus une relation spontanée et transparente. C’est pourquoi le plan de la création est complété par le « plan de la rédemption » de sorte que nous puissions être déifiés. « Comment, en effet, aurions-nous pu participer par l’adoption à sa filiation, si par le Fils nous n’avions reçu de Dieu la communion avec lui, si son Verbe n’avait communié avec nous en se faisant chair ? »[1]

 

            La doctrine de saint Irénée, et des autres pères de l’Eglise, au sujet de notre déification n’est pas une invention. Elle reprend l’enseignement primordial de saint Pierre :

« Syméon Pierre, serviteur et apôtre de Jésus Christ, à ceux qui ont reçu par la justice de notre Dieu et Sauveur Jésus Christ une foi d’un aussi grand prix que la nôtre, 2 à vous grâce et paix en abondance, par la connaissance de notre Seigneur ! 3 Car sa divine puissance nous a donné tout ce qui concerne la vie et la piété : elle nous a fait connaître Celui qui nous a appelés par sa propre gloire et vertu. 4 Par elles, les précieuses, les plus grandes promesses nous ont été données, afin que vous deveniez ainsi participants de la divine nature, vous étant arrachés à la corruption qui est dans le monde, dans la convoitise » (2P 1, 1-4).

           

            Il y a bien un combat spirituel, il faut nous arracher à la corruption et à la convoitise, mais il y a une espérance qui vient du Christ Sauveur.

            Le « plan de la rédemption » commence avec l’Incarnation. Dieu rejoint les hommes pour que les hommes rejoignent Dieu. Il se fait homme par Marie. Marie est au centre de la théologie de l’histoire. Sa volonté et son oui sont décisifs dans la théologie de l’histoire.

« Car il fallait qu’Adam fut récapitulé dans le Christ, afin que ce qui était mortel fut englouti par l’immortalité, et il fallait qu’Ève le fut aussi en Marie, afin qu’une Vierge, en se faisant l’avocate d’une vierge, détruisit la désobéissance d’une vierge par l’obéissance d’une Vierge »[2].

            « Récapitulé » signifie littéralement retrouver la tête, c’est-à-dire le sens de la vie. Le sens de la vie ne se trouve pas dans l’homme préhistorique mais il se trouve en Jésus. Le sens de la vie n’est pas de finir dans un cercueil, mais c’est la divinisation. La désobéissance fait allusion au livre de la Genèse, il est dit qu’Adam et Eve étaient nus et n’avaient pas honte, et qu’il leur était dit « croissez et multipliez-vous ». Mais Eve, selon Irénée, est allée trop vite, elle a pris ce que Dieu voulait donner. C’est cela sa désobéissance.

 

« Car, de même qu’Ève, ayant pour époux Adam, et cependant encore vierge – car ils étaient nus tous les deux dans le paradis et n’en avaient point honte (Gn 2,25), parce que, créés peu auparavant, ils n’avaient pas de notion de la procréation : il leur fallait d’abord grandir, et seulement ensuite se multiplier (Gn 1,28) – de même donc qu’Ève, en désobéissant, devint cause de mort pour elle-même et pour tout le genre humain, de même Marie, ayant pour époux celui qui lui avait été destiné par avance, et cependant Vierge, devint, en obéissant, cause de salut (cf. He 5,9) pour elle-même et pour tout le genre humain.

C’est pour cette raison que la Loi donne à celle qui est fiancée à un homme, bien qu’elle soit encore vierge, le nom d’épouse de celui qui l’a prise pour fiancée (Dt 22,23-24), signifiant de la sorte le retournement qui s’opère de Marie à Ève.

Car ce qui a été lié ne peut être délié que si l’on refait en sens inverse les boucles du nœud »[3].

            L’obéissance fait référence à Dieu. Dans la vie, il y a des médiations humaines, mais nous avons le droit à un discernement ; en dernier lieu, c’est à Dieu que nous obéissons.

            Dans le langage courant, le mot « avocate » signifie celle qui adoucit un jugement ; ici, le mot « avocate » va plus loin, en ajoutant l’idée de reconstruction du bien.

            L’expression « cause de salut » est très forte. La cause du salut, c’est Jésus. Irénée lui associe Marie, sa mère. Son obéissance est décisive dans l’histoire du salut.

            Il y avait un nœud à cause du péché, et Marie défait les nœuds. Cette image, au cours des siècles, est devenue la source d’une dévotion populaire. Irénée ouvre la voie au culte marial d’intercession.

 

            En liant la naissance virginale de Jésus et celle des chrétiens opérée à travers la foi et le baptême, saint Irénée introduit presque une identité de la Mère du Christ avec la Mère-église:

  « Comment l’homme ira-t-il à Dieu si Dieu n’est pas venu à l’homme ? Comment les hommes déposeront-ils la naissance de mort, si ce n’est pas dans une naissance nouvelle, donnée contre toute attente par Dieu en signe de salut, celle qui eut lieu du sein de la Vierge, qu’ils sont régénérés par le moyen de la foi ? »[4]

            Saint Irénée passe ainsi de Marie à l’Église en appliquant à celle-ci tout ce qui arriva pour la Vierge Mère. Sont imbriqués le baptême et le culte marial.

            Marie, de son sein virginal, a engendré le Christ, la Tête du corps, à un moment spécial de l’histoire. Dans le Christ, Marie a régénéré pour Dieu tous les membres de l’humanité, autrement dit, son sein maternel reste la source permanente de la régénération des hommes en Dieu.

« Ils ont prêché l’Emmanuel né de la Vierge (Cf. Is 7,14) : par là ils faisaient […] que lui, le Pur, ouvrirait d’une manière pure le sein pur qui régénère les hommes en Dieu et qu’il a lui-même fait pur ; que, s’étant fait cela même que nous sommes, il n’en serait pas moins le "Dieu fort" (Is 9,6), celui qui possède une connaissance inexprimable (Is 53,11) »[5].

            Irénée, d’une manière indissociable, nous parle de Jésus et de sa mère. Jésus est un seul être (« l’Emmanuel né de la Vierge »), il est vrai homme, réellement né d’une femme, et il est vrai Dieu, « Dieu fort » (contre ceux qui considèrent qu’il est un homme adopté par Dieu ou divinisé, un dieu inférieur). Le mystère marial se situe au cœur du mystère du Christ, les dogmes mariaux sont déjà présents, en germes.

 

            Dans son commentaire du Magnificat, avec une intuition perspicace, saint Irénée relève le lien existant entre l’allégresse d’Abraham et l’exultation de la Vierge :

« "Mon âme glorifie le Seigneur, et mon esprit a exulté en Dieu mon Sauveur". L’exultation d’Abraham descendait de la sorte en ceux de sa postérité qui veillaient, qui voyaient le Christ et qui croyaient en lui ; mais cette même exultation revenait aussi sur ses pas et remontait des fils vers Abraham qui, déjà, avait désiré voir la venue du Christ »[6] (cf. Jn 8,56).

 

            De plus, Irénée voit la Vierge du Magnificat chanter le salut comme celle qui exulte et prophétise au nom de l’Eglise :

« Marie, exultant de joie, s’écriait prophétiquement au nom de l’Eglise : "Mon âme glorifie le Seigneur et mon esprit a tressailli d’allégresse en Dieu, mon sauveur… Car il a recueilli Israël son enfant, pour se souvenir de sa miséricorde (comme il l’avait dit à nos pères) à l’égard d’Abraham et de sa descendance pour toujours" »[7].

            Il est significatif de voir que pour Irénée le Magnificat relie indissolublement Israël et l’Eglise, l’Ancien et le Nouveau Testament.

            Avec son cantique, Marie apparaît d’une part comme la synthèse et la porte-parole de l’exultation d’Israël son peuple, et de l’autre, comme l’anticipation prophétique de l’expérience joyeuse de l’Eglise du Christ.

 

            Saint Irénée déploie une vaste théologie de l’histoire qui s’achève dans un « scenario de la fin » (Livre V du Traité contre les hérésies).

            Avant la Venue glorieuse du Christ, doit venir l’Antichrist ou Antichrist. Saint Irénée s’appuie sur Matthieu 24, 15 où Jésus annonce l’abomination de la désolation installée dans le lieu saint ; il s’appuie aussi sur saint Paul : « Auparavant doit venir l’apostasie et se révéler l’Homme impie, l’Etre perdu, l’Adversaire, celui qui s’élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu’à s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu » (2Thess 2, 3-4).

            Alors que Jésus récapitule l’histoire, l’Antichrist « récapitulera en lui toute l’erreur diabolique »[8]. Notamment, l’Antichrist va nier l’incarnation du Fils de Dieu. A l’inverse, la Vierge Marie, garantit que Dieu a assumé tout de nous jusqu’à devenir "Fils de l’homme", et qu’ensuite il peut sauver vraiment (AH III, 19, 1), elle est donc en première ligne dans la lutte contre l’Antéchrist.

            Le jugement donne sens à tous les évènements de l’histoire, jusqu’au dernier combat spirituel : tous ces évènements « se sont accomplis au bénéfice de l’homme sauvé, faisant mûrir son libre arbitre en vue de l’immortalité » (AH V, 29, 1). « Et c’est pourquoi, à la fin, lorsque l’Eglise sera enlevée d’un seul coup d’ici-bas, "il y aura est-il dit, une tribulation telle qu’il n’y en aura plus" (Mt 24, 21). Car ce sera le dernier combat des justes ; où les vainqueurs seront couronnés de l’incorruptibilité » (AH V, 29, 1).

            Saint Irénée évoque aussi une transition concomitante à la Venue glorieuse du Christ, une transition de manière temporelle symbolisée par 1000 ans (qui sont comme un jour), ou de manière spatiale symbolisée par la Jérusalem qui descend d’en haut (cf. Ap 20-21). Il n’est pas interdit de penser cela. Ce qui est hérétique[9], c’est de penser que sur la terre, il y aura un règne visible du Christ avant le jugement, ou encore, de penser que le Christ reviendra physiquement (par exemple en redescendant sur le mont des oliviers). Saint Irénée appelle cette transition « le royaume des justes » (AH V, 32-36) : ceux qui auront été trouvés vivants sur la terre au moment de la Parousie continueront de vivre sur la terre, dans la puissance de la manifestation glorieuse du Christ qui sera accompagné des anges et des saints (des saints qui, eux, sont morts et ressuscités, et dont la présence sur la terre doit être pensée à la manière de la présence des apparitions du Christ ressuscité, et non pas à la manière d’une réincarnation, ce qui serait une régression !).

            Autrement dit, saint Irénée décrit ainsi l’histoire de la fin[10] :

  • mort de l’Antichrist,
  • repos sur la terre (ou shabbat, ou 7° jour, ou royaume des justes) pendant la Parousie,
  • et, ensuite, entrée dans l’éternité (ou 8° jour).

 

            Saint Augustin partagea cette vision (Sermon 259) puis il a voulu nous la faire oublier (finale de la Cité de Dieu), ce qui n’est pas sans risque. En effet, si le retour du Christ équivaut purement et simplement à la mort du monde, il se peut que l’humanité soit tentée par le nihilisme (« à quoi bon, le monde est voué à la destruction »), ou, au contraire, il se peut que les gens soient tentés de réaliser sur la terre le royaume de Dieu, ce qui conduit à des messianismes politiques toujours dictatoriaux et meurtriers… Disons-le nettement : le royaume s’accomplira « par une victoire de Dieu sur le déchaînement ultime du mal (cf. Ap 20,7-10) qui fera descendre du Ciel son Epouse (cf. Ap 21,2-4). »[11]

 

[1] St IRENEE DE LYON, Contres les hérésies, III, 18, 7.

[2] St IRENEE DE LYON, Démonstration de la Prédication apostolique § 33

[3] St IRENEE DE LYON, Contres les hérésies, III, 22,4

[4] St IRENEE de LYON, Contres les hérésies IV 33, 4 dans SC 100, par A.ROUSSEAU, Cerf Paris, 1965, p. 811-813

[5] St IRENEE DE LYON, Contres les hérésies IV 33, 11

[6] St IRENEE DE LYON, Contres les hérésies IV, 7, 1

[7] St IRENEE DE LYON, Contre les hérésies III, 10,2 : SC 34, p. 105

[8] St IRENEE DE LYON, Contres les hérésies V, 5

[9] Cf. Catéchisme de l’Eglise catholique 676-677

[10] On trouvera détails et explications dans : Françoise BREYNAERT, La venue glorieuse du Christ, Editions Salvator, Paris 2017.

[11] Cf. Catéchisme de l’Eglise catholique 677

Date de dernière mise à jour : 13/07/2019